En désignant une seule personne qui fera office de référence à tous les intervenants qui gravitent autour de lui, aide-t-on l’usager à s’y retrouver ? Avantages et inconvénients d’une pratique en vogue
La référence éducative est une pratique qui s’est imposée avec le temps au sein des institutions prenant en charge des mineurs ou des adultes pour qui une intervention spécialisée s’avère nécessaire. Pourtant, ce type de fonctionnement devrait pouvoir être interrogé quant à ses tenants et ses aboutissants, ses avantages et ses inconvénients, ses richesses et ses dérives. Aussi n’est-il pas inutile de nous poser aujourd’hui sur ce concept, en essayant de questionner ce qui est devenu une « évidence ».
Psychiatre, psychologue, psychothérapeute, psychomotricien, orthophoniste, kinésithérapeute, ergonome, médecin, instituteur, professeur, formateur, correspondant de la mission locale, tuteur de stage, maître d’apprentissage, animateur, entraîneur sportif…, avec la multiplication des professionnels qui gravitent autour de l’enfant, il y a parfois de quoi s’y perdre. Nombre de parents ont expérimenté la difficulté de cheminer dans ce labyrinthe. Mais tout se complique encore quand l’usager est admis dans une structure qui est chargée de faire face à la gestion de sa globalité et s’intercale entre lui et sa famille. Que ce soit l’enfant ou l’adulte, ils sont confiés à un service sur une décision de la CDES, de la COTOREP, du Juge des enfants ou sous la forme d’un contrat administratif. Au moment de l’admission, directeur, chef de service ou assistante sociale jouent souvent un rôle essentiel dans l’accueil et la présentation du projet pédagogique de l’établissement. C’est ensuite toute une équipe pluridisciplinaire qui va prendre en charge l’usager. Il est fréquent néanmoins qu’un professionnel soit désigné pour suivre personnellement ce dernier. Il servira de pivot et d’interlocuteur privilégié tant pour celui-ci que pour sa famille et les partenaires internes ou externes : c’est le référent.
Quelle place pour le référent ?
L’enfant est un être en voie de maturation tant physique que psychologique. Le majeur protégé quant à lui, conserve une fragilité certaine. L’un et l’autre restent largement dépendants de leur entourage. Cela subsiste quand bien même toute la raison d’être du travail éducatif consiste à favoriser l’autonomisation et la prise en charge de sa vie par le sujet lui-même. Dans ce contexte, l’instauration d’une relation personnalisée fait entrer peu ou prou le professionnel dans une logique de suppléance parentale : il exerce en effet un rôle d’écoute, d’observation et de guidance, et assure la continuité et la cohérence de la vie de l’usager. Il prend très vite une place centrale dans son univers, étant facilement sollicité pour répondre aux demandes, angoisses et problèmes de ce dernier.
Cette réalité est d’autant plus renforcée que l’outil de travail essentiel qui constitue la base du relationnel entre le référent et l’usager, se situe bien dans le domaine de la confiance réciproque et de l’affectif. Du côté du professionnel, on ne peut s’atteler à apprendre ou à aider un être humain à gérer sa vie, sans tisser des liens empreints d’empathie, de compréhension et de grande proximité. Du côté de l’usager, s’en remettre à un adulte-ressource, c’est pouvoir compter sur lui, se placer sous sa protection et essayer d’obtenir satisfaction à partir de la relation privilégiée qu’il a établie avec lui.
« Mon éduc », dira le jeune, marquant par là le processus d’appropriation dans lequel il est engagé… « Mon jeune », affirmera l’éducateur au détour d’une phrase. Le risque est ici très clair : celui de l’enfermement de l’un et de l’autre dans une relation fusionnelle marquée par la confusion des rôles et une illusion de toute-puissance. Le professionnel peut avoir le sentiment que le jeune lui appartient et le jeune qu’avec l’aide de son référent, il n’a vraiment rien à craindre… Il existe néanmoins des balises pour éviter de telles dérives.
La triangulation
La psychanalyse explique l’importance de la relation objectale qui permet à l’enfant de distinguer l’existence d’un monde extérieur au fonctionnement fusionnel qui l’unit à sa mère dans la première année de sa vie. Cette prise de conscience est permise grâce à l’intervention d’une tierce personne qui est le plus souvent le père. Le rôle de l’éducateur (qu’il soit parent ou professionnel) consiste à se placer à l’interface entre la réalité et le désir de l’enfant, entre la loi sociale et sa singularité. C’est cette action qui permet à ce dernier de distinguer le Moi du non-Moi. Cette triangulation joue un rôle tout aussi important dans le cas du référent. On peut repérer au moins trois éléments qui jouent ce rôle.
Il y a d’abord le fait que celui-ci soit désigné par l’institution, qu’il soit en quelque sorte « institué ». C’est bien cette dimension symbolique qui permet d’éviter des pratiques telles que le choix du référent par l’enfant ou le contraire. Si le facteur affectif est incontournable dans l’établissement d’une relation de qualité, il ne doit pas constituer le point de départ du travail engagé. Il ne s’agit ni d’une amitié ni d’une filiation plus ou moins artificielle, mais un rapport professionnel pour lequel l’adulte reçoit un salaire et a des comptes à rendre.
Et c’est là l’un des repères importants : celui de la médiation exercée par l’équipe à laquelle appartient le référent. Cela peut prendre bien des formes : examen collectif régulier de la situation de chaque usager, synthèse avec tous les intervenants, rencontre avec les parents, analyse de la pratique du professionnel, groupe de parole, supervision… À tout moment, le référent se doit de pouvoir expliquer à ses mandants son action, ses choix, ses orientations. S’il a exercé son rôle avec plus ou moins d’autonomie, c’est toujours par rapport au projet éducatif individuel initial qui a été décidé par l’équipe en collaboration, dans la mesure du possible, avec la famille et l’intéressé lui-même.
Troisième balise non moins importante que les précédentes : le professionnel doit bien entendu être conscient de ce dont il est porteur. Il y a un vécu, une histoire personnelle et des valeurs tant du côté du référent que de l’usager. Le désir que le premier exprime pour le second ne doit pas supplanter le désir de ce dernier. Les notions de transfert et de contre-transfert spécifiques à la psychanalyse pourraient être utilisées ici pour désigner ce qui relève de l’inconscient dans ce qui se joue entre les uns et les autres. Qu’est-ce que le professionnel va projeter de sa propre enfance et de ses relations familiales sur celui qu’il cherche à aider ? Et à quoi l’usager va-t-il identifier celui qui lui propose soutien et écoute ?
Chercher à définir le référent ne peut se limiter à parler de la personne qui « donne un sens à la multiplicité des interventions » ou encore d’un opérateur « autour de qui la dynamique des échanges s’ordonne ». On est obligé de s’interroger sur l’aspect suivant : « personne significative jouant un rôle actif dans l’équilibre affectif, émotif et psychique de l’usager ».
De la théorie à la pratique
S’il n’est pas forcément facile de trouver un terrain d’entente sur une définition commune, c’est encore plus compliqué d’en unifier l’exercice pratique. Justement peut-être parce que la référence s’appuie sur l’affectivité et la relation interindividuelle, elle se décline sur un mode très personnel. Chacun a sa propre façon de l’assumer non seulement en fonction de sa propre personnalité mais aussi en fonction de la personnalité de chacun des usagers qu’il prend en charge. En outre, entre en ligne de compte d’une manière importante, le cadre de travail. Que l’on exerce en internat ou en milieu ouvert, que l’on agisse sur les moments de vie plus collectifs ou plus intimes de l’usager, que l’on vive au quotidien avec lui ou qu’on le rencontre à un rythme moins fréquent, qu’on ait cinq jeunes en référence ou trente… sont des conditions qui jouent dans la façon dont le référent assure son travail. L’ensemble de ces facteurs ne rend-il pas illusoire toute volonté de faire de la référence une pratique codifiée et répertoriée ? Elle restera pendant longtemps encore sujet d’échanges, de désaccords, voire de polémiques entre professionnels de services différents, mais aussi au sein des mêmes services.
Un ou plusieurs référents ?
La multiplication des intervenants auprès des usagers fait que l’on peut en arriver à la situation où l’on ne sait plus, d’un côté, qui fait quoi et de l’autre, qui est l’interlocuteur. Il est apparu donc à la plupart des professionnels, la nécessité qu’un ou plusieurs personnages coordonne l’action commune. S’il n’y en a qu’un seul, n’y a-t-il pas un risque d’appropriation ou d’absence ? S’il y en a plusieurs, n’est-ce pas retomber dans l’éparpillement que l’on voulait éviter ?
Pour Yann Bocala, éducateur à l’Aide sociale à l’enfance, l’engagement est individuel et important : « A l’ASE, le cadre de notre travail est fixé soit par une décision de justice, soit par un contrat signé entre les parents et l’Inspecteur à l’enfance. C’est sur cette base que je suis désigné par mon service comme référent d’une situation. Dès cet instant, je rentre dans la vie d’un jeune et de sa famille. Je vais m’intéresser à tout ce qui le concerne : sa scolarité, ses relations familiales, sa santé, ses loisirs, son équilibre, ses difficultés, etc. Le degré et l’intensité de mon implication vont dépendre de l’évaluation que je fais d’où en sont à la fois le gamin et sa famille. Cela peut aller du simple soutien au rôle parental à un véritable relais face à des parents qui n’assurent pas. Dans certaines situations, on est vraiment les cales qui permettent à l’ensemble de ne pas aller de guingois : on est là pour un bout de temps. Dans d’autres, on donne juste un coup de main limité dans le temps. On recadre, on repositionne et au bout de quelques mois ça roule. C’est vrai qu’il y a des fois où on fait un peu partie de la famille. On pourrait presque nous installer un lit de camp !
Du fait même de cette proximité, les relations peuvent devenir très fortes. Dès le début, je m’engage auprès du jeune, à garder ce qu’il m’a dit sans aller le répéter. Autant dire que j’en apprends des vertes et des pas mûres. Il n’y a pas complicité dans la mesure où je ne cautionne jamais. Je dis toujours ce que j’en pense. Je marque ma solidarité avec les parents, les collègues d’internat ou les profs. Mais je n’irai jamais leur raconter ce que le jeune m’a dit. Je perdrais la confiance du môme. Je préfère travailler avec lui sur ses transgressions, ses dérapages pour l’aider. Seule exception : quand le jeune est en danger. Mais même là, j’essaie toujours de négocier avec lui ce que je vais dire pour essayer de le convaincre. La confiance est la base de notre relation. Lors du premier entretien, je dis toujours au jeune que je ne lui demande pas de me faire confiance rien qu’à ma tête. C’est à moi de faire mes preuves et de lui prouver qu’il peut me considérer comme quelqu’un à qui l’on peut faire crédit. Avec certains, ça va très vite. Avec d’autres, c’est plus long. Tout dépend des expériences antérieures qu’ils ont eues avec les adultes… s’ils se sont fait blouser ou non par eux.
C’est un jeu qui peut être dangereux si on ne prend pas de précautions. Pas tant pour nous que pour le gamin qui peut investir en nous autre chose que ce qu’on est. C’est à nous d’être vigilants. Agir en professionnel par rapport à la référence, c’est à mon avis faire avec tout cela : trouver un juste équilibre entre la trop grande proximité et une attitude trop distante. »
Pour Adrien Julian, directeur d’un institut de rééducation, dans son équipe, le référent ne fonctionne pas avec ce niveau d’implication personnelle : « Il y a un peu plus de vingt ans, nous pensions que désigner quelqu’un de précis auprès de l’enfant, ce serait courir le risque d’une appropriation abusive. Rapidement, nous nous sommes aperçus que plusieurs personnes avaient fait la même démarche qui avait été décidée en réunion. Ou plus grave, que personne ne l’avait faite pensant chacun qu’un autre s’en chargerait. D’autre part, nous nous rendions compte que nous nous occupions beaucoup de certains enfants et très peu d’autres. Naturellement, la Direction reste le référent officiel et l’on peut penser que cela est suffisant. Mais ce n’est pas le cas. Il faut, pour les usagers, qu’un interlocuteur privilégié soit désigné dans l’équipe. Ce doit être obligatoirement un éducateur, car c’est le personnage central dans le processus éducatif, tous les autres ne font que lui prêter leur concours. Doit-il être celui avec lequel l’enfant a la meilleure relation ? Ce n’est pas certain. En tout cas, nous avons tendance à considérer plutôt une trop forte relation comme rédhibitoire. Pour cela, nous préférons la notion de suivi à celle de référence. La personne désignée suit l’enfant beaucoup plus qu’elle ne l’accompagne. Tout le monde, dans l’institution, accompagne l’enfant à un moment ou à un autre. Mais qui coordonne ? Qui se préoccupe par exemple, des vacances qui arrivent, de l’orientation qui approche ? Qui surveille le dossier, qui y consigne les décisions, les stratégies, veille à leur accomplissement, les rappelle aux différents intervenants ? Eh bien, c’est cette personne chargée du suivi !
« J’ai un exemple très précis qui illustrera peut-être cette notion de suivi. A la sortie des synthèses, des enfants papillonnaient d’un adulte à l’autre : « Alors qu’est-ce qu’on a dit sur moi ? » Les adultes ou bien donnaient chacun leur version à chaud, ou bien se renvoyaient l’enfant. Il y a aussi les enfants qui ne demandent rien et dont personne ne se souciait. Aujourd’hui, c’est le professionnel qui a le suivi, qui fait ou doit faire cette première information. Ceci n’empêche pas après l’enfant d’aller voir ou d’être appelé par d’autres personnes. Mais seulement après avoir vu son suivi.
« Pour pallier l’absence éventuelle de ce dernier et pour éviter le risque d’un travail en solitaire, nous avons institué le double suivi. L’enfant connaît une deuxième personne qui est en capacité de prendre la relève de l’éducateur qui a son suivi, en cas de pépin. C’est à la fois le minimum de personnes que l’on peut désigner comme référents, et le maximum. Au-delà, on retombe dans le problème que l’on voulait éviter : que tout le monde s’occupe de tout et de rien. »
Pour Alain Braconnier, psychiatre et psychanalyste : « Plus un adolescent ou un enfant est en difficulté, moins le référent peut agir seul. Néanmoins, lorsque l’adolescent est dans un contexte social et familial de type classique et présente un simple tableau dépressif, il n’y a alors pas besoin de trois ou quatre référents ; par contre, lorsqu’il existe un polyhandicap (trouble du comportement, difficultés d’insertion scolaire ou professionnelle, souffrance affective profonde…), il est important alors que ce profil de jeunes puisse bénéficier de plusieurs référents. Tout le problème étant que ceux-ci travaillent du mieux possible ensemble, et surtout dans le même sens. Or, à quoi assiste-t-on souvent au niveau institutionnel ? Un éducateur peut juger opportun que le jeune dont il est référent ait besoin d’une aide psychologique, mais le thérapeute peut avoir le sentiment qu’il va renforcer les bénéfices que ce jeune tire de se présenter comme quelqu’un qui a des difficultés, en utilisant son trouble au niveau psychologique et médical, pour ne pas affronter les rendez-vous avec la PAIO, les stages, etc. et en affirmant : « Je suis suivi par un psy, et je ne peux faire aucune démarche concrète… ». C’est pour cela que l’interaction référentielle est indispensable. Il s’agit donc de sortir des « objectifs différents » qui sont souvent stigmatisés ou induits par le jeune lui-même.
Il y a eu toute une époque institutionnelle où les intervenants éducatifs, thérapeutiques et sociaux étaient trop peu attentifs à ces bénéfices secondaires que le jeune tirait des situations. Il me paraît indispensable qu’aujourd’hui plus aucun référent ne travaille « sur le sujet et chacun dans son champ »… car l’écoute du champ de l’autre est importante pour le sujet lui-même. On se rend d’ailleurs bien compte, au sein des institutions, que parler à plusieurs d’un même sujet, amène une meilleure connaissance des multiples facettes de la réalité d’un jeune. Un seul référent renforce le clivage, et ces différents « côtés » peuvent d’autant se déstructurer par leur manque d’unité.
Et cette pluralité des référents est d’autant plus valable lorsque l’enfant est « morcelé », car il ne va montrer qu’une facette à chacun des référents, mais si ceux-ci se rencontrent, se parlent, et travaillent sur le morcellement lui-même, ils obtiendront l’homogénéisation, et l’unité de ce « moi » du jeune, que lui-même a souvent du mal à trouver.
En conséquence, plus un adolescent est morcelé, déstructuré, moins il faut tomber dans le mythe qu’un seul référent va être magique. N’oublions pas qui plus est, que cet éducateur « privilégié » par le jeune, part chez lui le soir ou le week-end, alors que le jeune, lui, reste, si bien que lorsqu’il n’existe pas un lien entre les différentes personnes qui s’occupent du jeune, celui-ci va d’abord en profiter pour poser problème à partir de 19 heures et, dès lors, on ne fait que reproduire l’effort que le jeune tente et échoue (car sinon il ne serait pas en institution…) de faire en lui-même. Personne, face à des jeunes en grandes difficultés, ne peut être le seul référent, même si à tel ou tel moment, l’un d’entre eux (les référents) peut occuper une place privilégiée auprès d’un jeune.
En outre il s’établit une telle relation de dépendance que lorsque celle-ci cesse pour des raisons d’âge du jeune ou de changements professionnels de l’adulte, la rupture est telle qu’il y a souvent des décompensations de la part du jeune. Or, quelle est la situation humaine dans laquelle nous ne sommes que deux ? C’est la relation d’amour. Alors, faut-il dans les institutions, créer des situations amoureuses ? La multiplicité des référents évite ces dérives… »
Les avis divergent quelque peu sur le concept de référent comme l’illustrent ces trois positions. Une unanimité toutefois : donner à l’usager des points de repère dans la jungle d’intervenants qui l’entoure. La solution la plus adaptée ne serait-elle pas à rechercher à partir de la spécificité de chaque équipe, qui varie en fonction des individus qui la composent et des objectifs qu’elle poursuit ?
Jacques Trémintin & Guy Benloulou
mardi 13 février 2007
L’usager sait-il ce qui est bien pour lui ?
Quelle part prennent respectivement l’intervenant et l’usager dans le processus de résolution des difficultés qui les fait se rencontrer ? Question aussi ancienne que l’action sociale. Plusieurs méthodologies ont émergé ces dernières années qui ont fait tomber le professionnel de son trône de sauveur et ont restitué à la personne aidée la position centrale. Point de vue
S’il est bien un thème central du travail social de ces dernières années, c’est la volonté affichée de placer l’usager en situation d’acteur. Ce que l’on recherche avant tout, c’est de responsabiliser la personne en l’accompagnant dans la prise de conscience de ses potentialités et en la positionnant comme sujet actif dans la résolution des problèmes qu’elle rencontre. Cette approche se veut le contrepoint de pratiques aboutissant à une mise sous dépendance qui transforme l’aide en assistanat et qui, plaçant l’individu ou la famille sous perfusion, les rend dépendants au lieu de leur permettre d’accéder à l’autonomie. Comment faire en sorte que les usagers, auprès desquels nous intervenons, n’aient à terme plus besoin de nous ? C’est la question que se pose tout professionnel qui se respecte.
Cette volonté saine et pertinente s’est toutefois heurtée à quelques effets pervers qui, même s’ils ne remettent pas en cause la justesse de sa perception, ont pu en affadir la portée. On pourra d’abord évoquer un certain aveuglement qui ignore les étapes nécessaires pour retrouver l’équilibre de vie souhaité. Pour et avant d’accéder à la prise en main de leur destinée, certains usagers ont besoin de bénéficier d’une forte protection, voire d’un certain maternage qui leur apportent ce supplément de sécurisation qui leur a tant manqué jusqu’alors. Confrontés aux accidents de la vie, aux épreuves destructrices et à une large détérioration de leur estime de soi, ce qu’ils recherchent alors, c’est parfois, avant tout, de souffler, de trouver quelque temps un havre de paix et de bénéficier d’un soutien bienveillant. Les laisser se lover dans un tel cocon peut les amener à régresser, ce qui en soi n’est ni bon, ni mauvais. Ce recul apparent peut leur permettre de rebondir ensuite avec plus d’énergie encore, comme il peut les inciter à se replier sur eux-mêmes. Mettre en demeure trop tôt un usager de se prendre en charge peut s’avérer aussi peu pertinent que de trop tarder à l’encourager à le faire. Prétendre favoriser son autonomisation, en brandissant cet objectif comme une menace ou comme une injonction apparaît largement aussi improductif que d’entretenir sa dépendance, en retardant toujours plus le moment où il va devoir s’assumer. Comme souvent, dans le travail social, on se situe entre le trop et le pas assez, avec la nécessité de déterminer la bonne approche qui présente toujours un risque de décalage avec là où en est l’usager. Seconde dérive abordée ici (mais on pourrait, sans doute, en trouver d’autres), la méthodologie du contrat qui, partant d’une initiative tout à fait intéressante, en est arrivée à être utilisée, sans grande précaution et à toutes les sauces. Si l’on remonte à la philosophie des Lumières, un contrat n’est réputé juste, qu’à condition que la volonté des contractants s’exprime librement. N’y a-t-il pas un certain abus à considérer qu’un usager qui n’a plus les moyens de survivre, va négocier sur un pied d’égalité avec le représentant de l’État, un contrat RMI ? Ou un mineur (qui n’a pas de capacité juridique, étant sous l’autorité de ses parents), qui plus est, en grande difficulté (à qui on ne laisse donc guère le choix de son orientation) à qui l’on demande de signer un contrat préalable à son entrée dans une structure d’accueil ? Même si l’on comprend l’esprit de la démarche (volonté de voir dans la personne un sujet apte à s’engager), il y a parfois quelque hypocrisie à le placer en situation d’interlocuteur totalement lucide et parfaitement conscient des enjeux (si c’était le cas, on se demande pourquoi justement il rencontre des problèmes et a besoin d’une aide !)… au risque de le rendre seul responsable, en cas d’échec. Le travail social doit évoluer sans doute, au cas par cas, entre deux écueils. D’un côté, l’on trouve le Charybde de la soumission de l’usager à un intervenant identifié à un sauveur qui serait seul à savoir ce qu’il faut faire pour lui et qu’il devrait suivre plus ou moins aveuglément. De l’autre côté, il y a le Scylla de la vision d’un usager seul en capacité de changer, l’intervenant n’étant perçu, au mieux que comme un perturbateur. C’est bien au cœur de ce dilemme qu’évoluent trois approches qui ont fait leur apparition ces dernières années : l’intervention de réseaux, la compétence des familles et l’empowerment.
L’intervention de réseaux
Pendant longtemps, les professionnels de l’action sociale ont été formés à identifier les manques des usagers auxquels il fallait répondre et les déficiences qu’il fallait combler. Dès lors qu’ils ont commencé à rechercher des potentialités à faire émerger et des capacités à accroître, ils ont pris l’habitude de s’intéresser non pas seulement à l’individu isolé et à ses compétences particulières, mais aussi aux ressources du milieu dans lequel il évolue. Ils ont appris à découvrir les richesses de son réseau primaire (famille, amis, voisins, collègues de travail etc.) traditionnellement escamotées par le réseau secondaire (institutions sociales) officiellement chargé de définir les besoins de la population et leur mode de satisfaction [1]. L’intervention de réseau est une démarche visant justement à permettre à l’usager de s’appuyer sur le tissu relationnel qui l’entoure pour solutionner ses problèmes. L’intervenant ne joue plus là le rôle d’initiateur principal qui possède toutes les ficelles de la solution. Il n’est qu’un facilitateur, un passeur et un transmetteur, essayant de négocier avec le réseau primaire de l’usager, afin qu’il prenne en charge la résolution du problème. On peut illustrer cette démarche, à partir des groupes de parole de parents réunis au sein d’un quartier. On peut imaginer une approche traditionnelle dans laquelle l’intervenant se positionne comme le spécialiste, celui qui aura réponse à tout et qui apportera les bons conseils. On peut aussi concevoir (et c’est là l’esprit de l’intervention de réseau), qu’il joue le rôle de distributeur de parole. Il permet à chaque parent d’être à la fois celui qui évoque ses problèmes et celui qui propose ses réflexions sur les difficultés des autres. Prenant confiance en eux, les usagers se rendent alors compte qu’ils savent beaucoup de choses et qu’ils peuvent s’entraider, sans avoir forcément recours systématiquement à quelqu’un censé savoir. Autre exemple de cette approche, les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs basés sur la conviction que chacun sait quelque chose et qu’il est en capacité de le transmettre. Il peut donc être alternativement dans la position de celui qui donne et celui qui reçoit. Il va donc apporter ses compétences au groupe et s’enrichir de celles qui y seront proposées par ses pairs. Bien sûr, toutes les circonstances de l’action sociale ne se prêtent pas à une telle approche. On imagine qu’une situation d’urgence, qu’une habitude prolongée d’assistance ou qu’un déracinement pourront difficilement bénéficier d’une telle technique. Cette approche est longtemps restée empirique. Elle s’inspire beaucoup de la démarche socratique et de sa méthode maïeutique : le vrai sage est celui qui a conscience qu’il ne sait rien et qu’il doit apprendre. L’art d’accoucher les esprits consiste à amener son interlocuteur à retrouver la vérité par ses propres forces, sans qu’elle lui soit enseignée ou transmise. Et c’est bien aussi cette conviction qu’on retrouve chez le théoricien systémicien, Guy Ausloos, qui est venu renforcer la dimension théorique de cette confiance portée dans les capacités de l’usager.
« La compétence des familles »
Publié en 1999, l’ouvrage de ce thérapeute québécois affiche d’emblée ses convictions sur les parents : « nous avons besoin de vous pour faire notre travail, parce que vous avez l’expérience, vous savez beaucoup, vous avez essayé de nombreuses solutions et vous avez connu des échecs mais aussi des réussites. Avec votre collaboration, nous avons plus de chance de faire du bon travail ». Guy Ausloos [2] pose comme base de sa collaboration avec les familles le postulat de leur compétence : elles ne peuvent se poser que des problèmes qu’elles sont en capacité de résoudre. Si l’on prend soin de les aider à découvrir ce qu’elles ne savaient pas qu’elles savaient, elles possèdent le potentiel nécessaire pour changer leurs fonctionnements. Dès lors, l’intervenant n’a-t-il pas à porter le poids des problèmes des familles mais à activer leur processus d’auto-résolution (lire l’interview de Maryse Vaillant). Qui plus est, c’est son propre désir de savoir qui empêche les usagers de se réapproprier leur vécu. Son besoin de comprendre et d’expliquer le pousse à créer des théories pour interpréter les comportements de ses clients. Puis, cela l’amène à ne sélectionner que les actes qui vérifient ses théories. Ce qu’il faut donc qu’il fasse, c’est de permettre aux familles de comprendre par elles-mêmes plutôt que de leur transmettre sa propre compréhension (« chaque fois que l’on apprend quelque chose à une famille, on l’empêche de le découvrir ») et leur laisser la responsabilité du changement plutôt que d’en être l’agent (« de passif et dépendant, le patient devient actif et compétent »). Le thérapeute doit avant tout agir comme activateur du processus familial. Il contribue à enclencher la dynamique, la famille se chargeant de régler le contenu. Voilà une conviction qui décoiffe quelque peu les habitudes de travail : ce sont les familles qui possèdent les clés du changement. Les intervenants quant à eux doivent surtout éclairer les façades de la maison pour leur donner la possibilité de repérer où se trouvent les serrures. Dans cette conception qui attribue à l’usager une connaissance innée de ce qui est bien pour lui, toute la question étant de réussir à faire émerger ce savoir, on ne peut s’empêcher de penser à une version moderne de la vision platonicienne qui considérait que la connaissance n’est que la réminiscence des Idées contemplées lors d’une vie antérieure, toute la difficulté étant de pouvoir y avoir à nouveau accès. Cette théorie très originale a trouvé un relais inattendu aux antipodes du pays qui l’a vu naître : la Nouvelle Zélande. Là, inspirée, des pratiques ancestrales Maoris, est née dans les années 1990, la pratique de l’empowerment.
Le Family Group Conferencing
Au départ, il y a la conviction qu’un individu accroît ses compétences, en accédant à une meilleure estime de soi, à une plus grande confiance en soi, ce qui lui permet de décupler ses capacités d’initiative et de se sentir plus apte à contrôler sa propre vie. C’est une véritable prise de pouvoir sur soi-même à laquelle on assiste. Mais il n’y a pas là qu’une simple dimension individuelle. Si l’acquisition de nouvelles habiletés sociales permet de mieux satisfaire ses besoins et de régler ses problèmes avec plus d’efficacité, elle favorise aussi le changement de l’environnement, l’amélioration de ses rapports aux autres et une meilleure mobilisation des ressources de son entourage. L’empowerment appliqué au niveau de l’action sociale vise à rendre le groupe d’usagers capable d’analyser sa situation, de définir ses problèmes et de les résoudre. Cette approche qui associe la population à sa propre gestion implique un transfert de pouvoir de l’équipe d’intervention vers les usagers qui, dès lors, exercent un contrôle direct sur les décisions et les événements qui ont un impact sur leur vie quotidienne. L’aptitude potentielle tant de l’individu que du groupe à exercer des changements constructifs dans leur environnement constitue le postulat de base de cette approche. Tout comme la reconnaissance de l’expérience subjective des personnes considérées comme expertes de leur propre vie. Illustration de cette démarche, la Nouvelle Zélande qui a introduit en 1989, dans sa législation sur l’enfance en danger, la Family Group Conferencing, conférence préalable à toute sanction prise par un tribunal [3]. Cela peut concerner les situations de délinquance dans lesquelles est impliqué le mineur. Le mis en cause et ses proches se réunissent en présence de la victime. Le modérateur qui gère la rencontre, demande à la victime d’évoquer son vécu du délit. Puis il demande au jeune de s’expliquer sur le pourquoi et le comment de l’acte qu’il a commis. Jusque-là, rien de bien différent de ce qui se passe dans une cour de justice. Ce qui est nouveau, c’est que le mis en cause et ses proches sont invités à se retirer sur un temps privé, pour imaginer un plan de réparation qu’ils viennent ensuite présenter à la victime quand la rencontre reprend. Le résultat ? Presque tous les jeunes acceptent de participer. Le degré de participation des victimes varie entre 50 et 80 %, des accords interviennent dans plus de 90 % des sessions, l’exécution se fait dans plus de 80 % des cas. Les degrés de satisfaction des victimes et des délinquants sont très élevés. Cette approche est aussi utilisée en protection de l’enfance. Un enfant victime de maltraitance est parfois retiré de sa famille jugée incapable de continuer à pourvoir à son éducation. C’est sans tenir compte du réseau primaire qui possède des ressources trop souvent inexploitées. La conférence familiale va alors chercher au cœur de la famille élargie les solutions susceptibles de répondre aux difficultés qui ont été identifiées. L’intervenant prépare cette conférence en rencontrant au préalable celles et ceux qui y sont invités. La rencontre proprement dite se déroule en trois phases. Il y a d’abord le partage des informations qui permet à chacun des participants (professionnel ou familier) de mettre en commun ce qu’il connaît. Puis, vient le temps de délibération privée : la famille est laissée seule pour élaborer des propositions de mise en œuvre. Enfin, dernière phase : tout le monde se retrouve pour discuter et se mettre d’accord sur le plan d’action familial. Une nouvelle rencontre est programmée dans les mois qui suivent, pour vérifier la réalisation effective de ces mesures. On est là dans une démarche qui consiste à s’en remettre aux compétences des populations à se prendre en main et à trouver ses propres solutions. Les résultats intéressants de cette procédure ont fait tâche d’huile, des expériences ayant lieu, avec des versions adaptées de la Family Group Conferencing en Australie, États Unis, Canada, l’Angleterre, et récemment aussi en Hollande et en Belgique.
Vers une pris en compte ?
Dans son dernier ouvrage [4] Saül Karsz propose une modélisation tout à fait intéressante de l’action sociale. Il distingue entre la charité, la prise en charge et la prise en compte. « La charité s’adresse à des personnes perçues dans le manque, dans le dénuement qu’il s’agit de combler. La prise en charge, quant à elle, se base sur une demande, un besoin auquel on répond. La prise en compte s’intéresse plus à des sujets socio-désirant. » Prendre en compte quelqu’un, ce n’est pas chercher à lui donner une place, mais reconnaître celle qu’il occupe déjà et entendre ce dont il est déjà porteur. Ce n’est plus « faire pour », mais « faire avec ». Les trois approches présentées ici — l’intervention de réseaux, la compétence des familles et l’empowerment — pourraient bien aller dans le sens de cette prise en compte.
Jacques Trémintin
[1] Travailler en réseau. Méthodes et pratiques en intervention sociale , Philippe Dumoulin et all, Dunod, 2003 (lire la critique)
[2] La compétence des familles. Temps, chaos, processus, Guy Ausloos, érès, 1999 Commander le livre
[3] Cahier de l’Actif 09/2003
[4] Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique, Saül Karsz, Dunod, 2004 (lire la critique)
S’il est bien un thème central du travail social de ces dernières années, c’est la volonté affichée de placer l’usager en situation d’acteur. Ce que l’on recherche avant tout, c’est de responsabiliser la personne en l’accompagnant dans la prise de conscience de ses potentialités et en la positionnant comme sujet actif dans la résolution des problèmes qu’elle rencontre. Cette approche se veut le contrepoint de pratiques aboutissant à une mise sous dépendance qui transforme l’aide en assistanat et qui, plaçant l’individu ou la famille sous perfusion, les rend dépendants au lieu de leur permettre d’accéder à l’autonomie. Comment faire en sorte que les usagers, auprès desquels nous intervenons, n’aient à terme plus besoin de nous ? C’est la question que se pose tout professionnel qui se respecte.
Cette volonté saine et pertinente s’est toutefois heurtée à quelques effets pervers qui, même s’ils ne remettent pas en cause la justesse de sa perception, ont pu en affadir la portée. On pourra d’abord évoquer un certain aveuglement qui ignore les étapes nécessaires pour retrouver l’équilibre de vie souhaité. Pour et avant d’accéder à la prise en main de leur destinée, certains usagers ont besoin de bénéficier d’une forte protection, voire d’un certain maternage qui leur apportent ce supplément de sécurisation qui leur a tant manqué jusqu’alors. Confrontés aux accidents de la vie, aux épreuves destructrices et à une large détérioration de leur estime de soi, ce qu’ils recherchent alors, c’est parfois, avant tout, de souffler, de trouver quelque temps un havre de paix et de bénéficier d’un soutien bienveillant. Les laisser se lover dans un tel cocon peut les amener à régresser, ce qui en soi n’est ni bon, ni mauvais. Ce recul apparent peut leur permettre de rebondir ensuite avec plus d’énergie encore, comme il peut les inciter à se replier sur eux-mêmes. Mettre en demeure trop tôt un usager de se prendre en charge peut s’avérer aussi peu pertinent que de trop tarder à l’encourager à le faire. Prétendre favoriser son autonomisation, en brandissant cet objectif comme une menace ou comme une injonction apparaît largement aussi improductif que d’entretenir sa dépendance, en retardant toujours plus le moment où il va devoir s’assumer. Comme souvent, dans le travail social, on se situe entre le trop et le pas assez, avec la nécessité de déterminer la bonne approche qui présente toujours un risque de décalage avec là où en est l’usager. Seconde dérive abordée ici (mais on pourrait, sans doute, en trouver d’autres), la méthodologie du contrat qui, partant d’une initiative tout à fait intéressante, en est arrivée à être utilisée, sans grande précaution et à toutes les sauces. Si l’on remonte à la philosophie des Lumières, un contrat n’est réputé juste, qu’à condition que la volonté des contractants s’exprime librement. N’y a-t-il pas un certain abus à considérer qu’un usager qui n’a plus les moyens de survivre, va négocier sur un pied d’égalité avec le représentant de l’État, un contrat RMI ? Ou un mineur (qui n’a pas de capacité juridique, étant sous l’autorité de ses parents), qui plus est, en grande difficulté (à qui on ne laisse donc guère le choix de son orientation) à qui l’on demande de signer un contrat préalable à son entrée dans une structure d’accueil ? Même si l’on comprend l’esprit de la démarche (volonté de voir dans la personne un sujet apte à s’engager), il y a parfois quelque hypocrisie à le placer en situation d’interlocuteur totalement lucide et parfaitement conscient des enjeux (si c’était le cas, on se demande pourquoi justement il rencontre des problèmes et a besoin d’une aide !)… au risque de le rendre seul responsable, en cas d’échec. Le travail social doit évoluer sans doute, au cas par cas, entre deux écueils. D’un côté, l’on trouve le Charybde de la soumission de l’usager à un intervenant identifié à un sauveur qui serait seul à savoir ce qu’il faut faire pour lui et qu’il devrait suivre plus ou moins aveuglément. De l’autre côté, il y a le Scylla de la vision d’un usager seul en capacité de changer, l’intervenant n’étant perçu, au mieux que comme un perturbateur. C’est bien au cœur de ce dilemme qu’évoluent trois approches qui ont fait leur apparition ces dernières années : l’intervention de réseaux, la compétence des familles et l’empowerment.
L’intervention de réseaux
Pendant longtemps, les professionnels de l’action sociale ont été formés à identifier les manques des usagers auxquels il fallait répondre et les déficiences qu’il fallait combler. Dès lors qu’ils ont commencé à rechercher des potentialités à faire émerger et des capacités à accroître, ils ont pris l’habitude de s’intéresser non pas seulement à l’individu isolé et à ses compétences particulières, mais aussi aux ressources du milieu dans lequel il évolue. Ils ont appris à découvrir les richesses de son réseau primaire (famille, amis, voisins, collègues de travail etc.) traditionnellement escamotées par le réseau secondaire (institutions sociales) officiellement chargé de définir les besoins de la population et leur mode de satisfaction [1]. L’intervention de réseau est une démarche visant justement à permettre à l’usager de s’appuyer sur le tissu relationnel qui l’entoure pour solutionner ses problèmes. L’intervenant ne joue plus là le rôle d’initiateur principal qui possède toutes les ficelles de la solution. Il n’est qu’un facilitateur, un passeur et un transmetteur, essayant de négocier avec le réseau primaire de l’usager, afin qu’il prenne en charge la résolution du problème. On peut illustrer cette démarche, à partir des groupes de parole de parents réunis au sein d’un quartier. On peut imaginer une approche traditionnelle dans laquelle l’intervenant se positionne comme le spécialiste, celui qui aura réponse à tout et qui apportera les bons conseils. On peut aussi concevoir (et c’est là l’esprit de l’intervention de réseau), qu’il joue le rôle de distributeur de parole. Il permet à chaque parent d’être à la fois celui qui évoque ses problèmes et celui qui propose ses réflexions sur les difficultés des autres. Prenant confiance en eux, les usagers se rendent alors compte qu’ils savent beaucoup de choses et qu’ils peuvent s’entraider, sans avoir forcément recours systématiquement à quelqu’un censé savoir. Autre exemple de cette approche, les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs basés sur la conviction que chacun sait quelque chose et qu’il est en capacité de le transmettre. Il peut donc être alternativement dans la position de celui qui donne et celui qui reçoit. Il va donc apporter ses compétences au groupe et s’enrichir de celles qui y seront proposées par ses pairs. Bien sûr, toutes les circonstances de l’action sociale ne se prêtent pas à une telle approche. On imagine qu’une situation d’urgence, qu’une habitude prolongée d’assistance ou qu’un déracinement pourront difficilement bénéficier d’une telle technique. Cette approche est longtemps restée empirique. Elle s’inspire beaucoup de la démarche socratique et de sa méthode maïeutique : le vrai sage est celui qui a conscience qu’il ne sait rien et qu’il doit apprendre. L’art d’accoucher les esprits consiste à amener son interlocuteur à retrouver la vérité par ses propres forces, sans qu’elle lui soit enseignée ou transmise. Et c’est bien aussi cette conviction qu’on retrouve chez le théoricien systémicien, Guy Ausloos, qui est venu renforcer la dimension théorique de cette confiance portée dans les capacités de l’usager.
« La compétence des familles »
Publié en 1999, l’ouvrage de ce thérapeute québécois affiche d’emblée ses convictions sur les parents : « nous avons besoin de vous pour faire notre travail, parce que vous avez l’expérience, vous savez beaucoup, vous avez essayé de nombreuses solutions et vous avez connu des échecs mais aussi des réussites. Avec votre collaboration, nous avons plus de chance de faire du bon travail ». Guy Ausloos [2] pose comme base de sa collaboration avec les familles le postulat de leur compétence : elles ne peuvent se poser que des problèmes qu’elles sont en capacité de résoudre. Si l’on prend soin de les aider à découvrir ce qu’elles ne savaient pas qu’elles savaient, elles possèdent le potentiel nécessaire pour changer leurs fonctionnements. Dès lors, l’intervenant n’a-t-il pas à porter le poids des problèmes des familles mais à activer leur processus d’auto-résolution (lire l’interview de Maryse Vaillant). Qui plus est, c’est son propre désir de savoir qui empêche les usagers de se réapproprier leur vécu. Son besoin de comprendre et d’expliquer le pousse à créer des théories pour interpréter les comportements de ses clients. Puis, cela l’amène à ne sélectionner que les actes qui vérifient ses théories. Ce qu’il faut donc qu’il fasse, c’est de permettre aux familles de comprendre par elles-mêmes plutôt que de leur transmettre sa propre compréhension (« chaque fois que l’on apprend quelque chose à une famille, on l’empêche de le découvrir ») et leur laisser la responsabilité du changement plutôt que d’en être l’agent (« de passif et dépendant, le patient devient actif et compétent »). Le thérapeute doit avant tout agir comme activateur du processus familial. Il contribue à enclencher la dynamique, la famille se chargeant de régler le contenu. Voilà une conviction qui décoiffe quelque peu les habitudes de travail : ce sont les familles qui possèdent les clés du changement. Les intervenants quant à eux doivent surtout éclairer les façades de la maison pour leur donner la possibilité de repérer où se trouvent les serrures. Dans cette conception qui attribue à l’usager une connaissance innée de ce qui est bien pour lui, toute la question étant de réussir à faire émerger ce savoir, on ne peut s’empêcher de penser à une version moderne de la vision platonicienne qui considérait que la connaissance n’est que la réminiscence des Idées contemplées lors d’une vie antérieure, toute la difficulté étant de pouvoir y avoir à nouveau accès. Cette théorie très originale a trouvé un relais inattendu aux antipodes du pays qui l’a vu naître : la Nouvelle Zélande. Là, inspirée, des pratiques ancestrales Maoris, est née dans les années 1990, la pratique de l’empowerment.
Le Family Group Conferencing
Au départ, il y a la conviction qu’un individu accroît ses compétences, en accédant à une meilleure estime de soi, à une plus grande confiance en soi, ce qui lui permet de décupler ses capacités d’initiative et de se sentir plus apte à contrôler sa propre vie. C’est une véritable prise de pouvoir sur soi-même à laquelle on assiste. Mais il n’y a pas là qu’une simple dimension individuelle. Si l’acquisition de nouvelles habiletés sociales permet de mieux satisfaire ses besoins et de régler ses problèmes avec plus d’efficacité, elle favorise aussi le changement de l’environnement, l’amélioration de ses rapports aux autres et une meilleure mobilisation des ressources de son entourage. L’empowerment appliqué au niveau de l’action sociale vise à rendre le groupe d’usagers capable d’analyser sa situation, de définir ses problèmes et de les résoudre. Cette approche qui associe la population à sa propre gestion implique un transfert de pouvoir de l’équipe d’intervention vers les usagers qui, dès lors, exercent un contrôle direct sur les décisions et les événements qui ont un impact sur leur vie quotidienne. L’aptitude potentielle tant de l’individu que du groupe à exercer des changements constructifs dans leur environnement constitue le postulat de base de cette approche. Tout comme la reconnaissance de l’expérience subjective des personnes considérées comme expertes de leur propre vie. Illustration de cette démarche, la Nouvelle Zélande qui a introduit en 1989, dans sa législation sur l’enfance en danger, la Family Group Conferencing, conférence préalable à toute sanction prise par un tribunal [3]. Cela peut concerner les situations de délinquance dans lesquelles est impliqué le mineur. Le mis en cause et ses proches se réunissent en présence de la victime. Le modérateur qui gère la rencontre, demande à la victime d’évoquer son vécu du délit. Puis il demande au jeune de s’expliquer sur le pourquoi et le comment de l’acte qu’il a commis. Jusque-là, rien de bien différent de ce qui se passe dans une cour de justice. Ce qui est nouveau, c’est que le mis en cause et ses proches sont invités à se retirer sur un temps privé, pour imaginer un plan de réparation qu’ils viennent ensuite présenter à la victime quand la rencontre reprend. Le résultat ? Presque tous les jeunes acceptent de participer. Le degré de participation des victimes varie entre 50 et 80 %, des accords interviennent dans plus de 90 % des sessions, l’exécution se fait dans plus de 80 % des cas. Les degrés de satisfaction des victimes et des délinquants sont très élevés. Cette approche est aussi utilisée en protection de l’enfance. Un enfant victime de maltraitance est parfois retiré de sa famille jugée incapable de continuer à pourvoir à son éducation. C’est sans tenir compte du réseau primaire qui possède des ressources trop souvent inexploitées. La conférence familiale va alors chercher au cœur de la famille élargie les solutions susceptibles de répondre aux difficultés qui ont été identifiées. L’intervenant prépare cette conférence en rencontrant au préalable celles et ceux qui y sont invités. La rencontre proprement dite se déroule en trois phases. Il y a d’abord le partage des informations qui permet à chacun des participants (professionnel ou familier) de mettre en commun ce qu’il connaît. Puis, vient le temps de délibération privée : la famille est laissée seule pour élaborer des propositions de mise en œuvre. Enfin, dernière phase : tout le monde se retrouve pour discuter et se mettre d’accord sur le plan d’action familial. Une nouvelle rencontre est programmée dans les mois qui suivent, pour vérifier la réalisation effective de ces mesures. On est là dans une démarche qui consiste à s’en remettre aux compétences des populations à se prendre en main et à trouver ses propres solutions. Les résultats intéressants de cette procédure ont fait tâche d’huile, des expériences ayant lieu, avec des versions adaptées de la Family Group Conferencing en Australie, États Unis, Canada, l’Angleterre, et récemment aussi en Hollande et en Belgique.
Vers une pris en compte ?
Dans son dernier ouvrage [4] Saül Karsz propose une modélisation tout à fait intéressante de l’action sociale. Il distingue entre la charité, la prise en charge et la prise en compte. « La charité s’adresse à des personnes perçues dans le manque, dans le dénuement qu’il s’agit de combler. La prise en charge, quant à elle, se base sur une demande, un besoin auquel on répond. La prise en compte s’intéresse plus à des sujets socio-désirant. » Prendre en compte quelqu’un, ce n’est pas chercher à lui donner une place, mais reconnaître celle qu’il occupe déjà et entendre ce dont il est déjà porteur. Ce n’est plus « faire pour », mais « faire avec ». Les trois approches présentées ici — l’intervention de réseaux, la compétence des familles et l’empowerment — pourraient bien aller dans le sens de cette prise en compte.
Jacques Trémintin
[1] Travailler en réseau. Méthodes et pratiques en intervention sociale , Philippe Dumoulin et all, Dunod, 2003 (lire la critique)
[2] La compétence des familles. Temps, chaos, processus, Guy Ausloos, érès, 1999 Commander le livre
[3] Cahier de l’Actif 09/2003
[4] Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique, Saül Karsz, Dunod, 2004 (lire la critique)
Le respect de l’intimité dans les structures qui hébergent des adultes
Pour renforcer le droit à l’intimité des femmes accueillies, leur proposer des lieux sécurisants et agréables, le centre d’hébergement et de réinsertion sociale Agéna a complètement restructuré ses locaux. En contrepartie du financement obtenu, l’association met une partie de son espace à la disposition des habitants, associations et artistes d’Amiens.
Agéna n’est pas une structure comme les autres. À Amiens, dans la longue rue de Rouen elle occupe plusieurs numéros. Au 124, derrière le portail bleu, se trouve le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) pour femmes victimes de violences [1]. Un lieu protégé avec caméras de surveillance auquel les personnes extérieures à Agéna n’ont pas accès. À côté, Les Marmousets, une halte-garderie pour les enfants qui vivent à Agéna et ceux du quartier et enfin un espace ouvert aux associations et aux artistes de la ville. Agéna bénéficie d’un espace magnifique. De grands vitraux l’illuminent et rappellent qu’il s’agit d’un ancien couvent. Les locaux sont spacieux et clairs. Un jardin d’hiver accueille les mères et leurs enfants. La structure héberge 35 familles.
Créée en 1977, l’association Agéna a subi une forte évolution. « À cette époque, il s’agissait de mettre à l’abri des femmes victimes de violences, seules ou avec leur (s) enfant (s) et de leur assurer le gîte et le couvert », se souvient Anne-Marie Poulain, la directrice adjointe. Aujourd’hui, l’objectif de la structure reste l’accueil et l’hébergement des femmes victimes de violences mais les locaux et les outils pédagogiques ont bien changé. En effet, à la fin des années 80, les responsables d’Agéna constatent que l’hébergement seul ne suffit pas, qu’il faut offrir un accompagnement global aux personnes hébergées et que les locaux sont mal adaptés à l’accueil des femmes et de leurs enfants. L’association décide de rénover… et d’innover. Les femmes vont bénéficier d’un studio individuel d’un espace adapté à la composition familiale mais aussi de lieux de rencontre pour échanger avec les autres femmes et pour recevoir leur ex-conjoint, leur famille et leurs amis loin du regard des travailleurs sociaux. Les espaces collectifs restent conviviaux, la salle à manger prend des allures familiales, avec des tables rondes et les règles de fonctionnement peuvent en partie se négocier.
Pour financer cette rénovation importante, Agéna effectue un montage financier dissociant hébergement, fonctionnement et accompagnement. Le lieu d’hébergement est considéré comme foyer-logement avec habilitation APL foyer-logements et les femmes règlent leur redevance en fonction de leurs ressources et de leur composition familiale. La rénovation de la structure est financée par le ministère des Affaires sociales et le département. En contrepartie, Agéna a ouvert des lieux aux habitants, associations et artistes amiénois : une halte-garderie, une salle de réunion pour les associations qui sert également de salle d’exposition. L’association assure la communication et le vernissage des expositions. Une façon de se positionner comme un lieu qui propose des services à la ville et non comme une structure qui n’héberge qu’un public stigmatisé.
L’un des volets de la loi de janvier 2 002 qui rénove l’action sociale et médico-sociale définit les droits et libertés individuels des usagers. On y retrouve notamment le droit des usagers à la dignité, l’intégrité, la vie privée, l’intimité et la sécurité ainsi que celui à la confidentialité des informations les concernant. Des questions auxquelles l’association a réfléchi depuis longtemps. L’armoire contenant les dossiers des femmes se trouve dans une salle vitrée où elles peuvent s’isoler pour téléphoner. L’armoire est fermée à clé mais les femmes ont accès à leur dossier sur simple demande. Tous les écrits qui les concernent leurs sont lus, même si elles sont en désaccord avec le contenu. « En cas de signalement de maltraitance, une femme ne découvre pas ce que nous avons écrit à son propos dans le bureau du juge », explique Anne-Marie Poulain.
Agéna met à disposition des femmes des salles où elles peuvent vivre des moments d’intimité partagée. Dans l’atelier « Bien-être », on trouve une table de massage, un endroit où se maquiller, un autre pour se laver les cheveux… et du personnel formé. Ainsi les résidentes peuvent s’occuper d’elles et discuter. Ces femmes qui ont subi des violences physiques ont envie de partager leur souffrance, mais cela ne peut pas se faire n’importe où. Dans ce lieu privilégié, ces femmes qui ont souvent une représentation de leur corps désincarné, réapprennent le plaisir d’en prendre soin et peuvent parler de leur souffrance.
Contrairement à d’autres structures d’hébergement, l’équipe ne pénètre jamais dans la chambre d’une femme sans son autorisation, sauf en cas de fuite d’eau ou d’incendie. Jusque dans les années 80, les femmes devaient rentrer avant 22 heures, ce qui constituait un abus de pouvoir aux yeux de l’équipe. Aujourd’hui, les horaires sont plus souples, même s’il reste des contraintes comme prévenir de son absence le week-end. Il est déjà arrivé qu’une femme laisse son enfant seul 48 heures sans prévenir l’équipe. Cependant, tout ne satisfait pas les professionnels d’Agéna. La loi de rénovation sociale oblige les structures à mettre en place de nouveaux dispositifs, tel le conseil de la vie sociale. L’équipe apprécie que la loi l’oblige à réfléchir à la question de la représentativité des personnes hébergées mais elle « n’est pas encore au point ». Actuellement, le décret d’application n’étant pas encore passé, une personne de l’équipe anime une réunion une fois par mois, la directrice adjointe y participe chaque trimestre. Mettre en place le conseil de la vie sociale questionne les équipes, suscite de l’inquiétude, des changements dans les repères. Il remet en question des évidences telles « ces femmes ne s’intéressent pas à la vie politique », alors que nous n’avons pas forcément réfléchi à l’accès à l’information dans la structure. Nous ne souhaitons pas que les femmes regardent la télé en mangeant, mais nous ne leur avons pas forcément demandé leur avis », constate Anne-Marie Poulain. « Nous n’avons pas non plus trouvé de solution par rapport au tabac. Il est interdit de fumer dans les chambres. L’intimité de la femme doit être respectée mais en même temps nous devons appliquer les règles de sécurité qui interdisent de fumer dans les résidences collectives. La chambre est trop petite et l’enfant pourrait respirer la fumée et il est déjà arrivé qu’une femme s’endorme avec une cigarette allumée. Il existe des lieux fumeurs, mais ils posent problème au personnel qui ne fume pas ». Le respect de l’intimité provoque aussi des questionnements pas toujours simples : comment savoir par exemple s’il faut entrer dans la chambre d’une femme suicidaire que l’équipe n’a pas vue de la journée ? Idem pour la gestion de l’argent, l’équipe n’est pas déléguée à la tutelle, doit-elle intervenir auprès des femmes qui semblent avoir des difficultés dans la gestion de leur budget ? Quant au collectif, il pose aussi des limites au besoin d’intimité des femmes. Les visites dans les chambres sont par exemple interdites. « Nous ne pouvons pas mettre en danger le groupe. Nous avons déjà eu des problèmes avec des anciens conjoints violents », explique Anne-Marie Poulain. Quant à la vie sexuelle, elle se passe forcément ailleurs « c’est une question importante pour des femmes qui ont majoritairement entre 18 et 40 ans. Nous leur parlons vie sexuelle, contraception, mais ne leur permettons pas de vivre leur sexualité dans les lieux où elles vivent. Ce n’est pas satisfaisant. Si au départ, la durée d’hébergement à Agéna devait être de trois mois, elle tourne aujourd’hui autour de 6 mois, avant l’attribution d’un appartement relais ou d’un logement à leur nom. »
Bientôt une nouvelle restructuration des locaux d’Agéna va commencer. L’équipe réfléchit à étendre les lieux d’intimité des femmes. La salle à manger par exemple va être agrandie afin que les femmes puissent manger seules si elles le désirent. Installés ailleurs, les bureaux administratifs vont libérer de la place. “Nous réfléchissons à la manière de donner plus d’espace aux femmes et à leurs enfants qui, âgés de 8 jours à 18 ans, n’ont pas les mêmes besoins », explique Anne-Marie Poulain, « si ce n’est celui d’un espace privilégié ».
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Comment être respectueux de la vie privée des personnes
Alain Thalineau, maître de conférences en sociologie à l’université de Tours, a réalisé en 2000, deux enquêtes [2] sur le thème de l’intimité dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale
Dans les lieux que vous avez étudiés, vous écrivez que les personnes hébergées ont leur temps et espace contrôlés de façon plus ou moins directe. Comment s’exercent ces contraintes ?
Les contraintes qui leur sont imposées sont bien connues. Dans tel centre d’hébergement, elles doivent quitter les lieux avant une certaine heure et être de retour le soir dans un créneau horaire précis. On connaît également les heures de repas, les jours de douche, les visites systématiques de tel ou tel soignant… La contrainte s’exerce dans les recoins de la vie quotidienne. Par exemple, il est demandé à la personne de ranger sa chambre, de faire son ménage. Dans certains établissements, le règlement stipule des interdictions. Par exemple encore, il est impossible de recevoir sans autorisation des personnes non hébergées, il n’est pas accepté d’avoir des boissons alcoolisées. Dans d’autres endroits, il est exigé que la personne dépose son argent dans une caisse tenue par un éducateur dans un souci, certes, de limiter les risques de dépenses abusives, or elle n’est ni sous tutelle, ni sous curatelle.
Quelles contraintes comportent les règlements qui vous semblent incompatibles avec le respect de l’intimité ?
Il ne s’agit pas de montrer du doigt les CHRS mais de tenter d’expliquer le processus social qui légitime la production de règlements visant à contrôler les comportements des personnes hébergées. Il ne s’agit pas de porter un jugement mais de saisir, par l’observation des pratiques des acteurs impliqués et par la contextualisation historique de ces pratiques, pourquoi et comment les CHRS mettent en œuvre de tels règlements. L’une des raisons est que ces établissements sont des propriétés sociales permettant à ceux qui ne peuvent pas avoir un logement d’avoir un toit. Dans cette forme particulière de propriété qu’est la propriété sociale, les biens collectifs n’étant pas « appropriables » par les particuliers, la collectivité incarnée par les personnels a un droit de regard pour en contrôler l’usage. L’intensité de celui-ci varie en fonction de l’équilibre entre l’actif et le passif social de la personne. Plus elle a payé sa contribution par l’impôt et les cotisations, moins elle est redevable. Inversement, plus la personne est débitrice de la collectivité, plus s’exerce la contrainte. À l’entrée et tout au long du séjour, l’hébergé fait l’objet d’une investigation des travailleurs sociaux afin de vérifier les changements de comportements. À l’offre de logement, s’adjoint une obligation de tout mettre en œuvre pour retrouver un logement et un emploi. L’exigence d’une contrepartie, qui n’est pas spécifique à cette situation d’hébergement, justifie le contrôle et légitime les violations quotidiennes de l’intimité.
L’obligation de se raconter constitue-t-elle une intrusion dans l’intimité de la personne hébergée ?
Être obligé de dire, c’est être contraint de se dévoiler. Dire son histoire parce que l’on nous y invite peut être une opportunité pour recevoir une écoute attentive et un soutien psychologique. Mais la dire parce qu’il ne peut pas y avoir d’hébergement sans élaboration d’un projet, parce que l’éducateur a besoin de connaître cette histoire pour donner du sens à son intervention, n’a plus la même signification.
Le fait de partager sa chambre avec un inconnu peut également être mal vécu ?
Tout à fait. Alors que le lieu a l’aspect d’un « chez soi », les personnes hébergées ne se sont pas choisies. Comme les prisonniers, elles doivent s’organiser pour préserver leur propre intimité. Partageant des lieux, elles doivent accepter les différentes façons de ranger, de se laver et de nettoyer, de manger, d’écouter de la musique, etc. Dans une société contemporaine caractérisée par des pratiques individualistes, il est difficile d’accepter les contraintes imposées par la vie en collectivité. Ceci est exacerbé lorsque les personnes ont perdu toute sécurité intérieure en raison d’un parcours de vie marqué par des violences. Lorsqu’autrui, en raison d’une histoire individuelle particulière, a toujours été une menace, il devient difficile de vivre avec sérénité des relations sociales imposées, même si celles-ci sont encadrées par une équipe éducative.
Que provoque la perte de l’intimité ?
Lorsqu’il n’est plus possible de préserver son intimité, il devient difficile de préserver son intégrité physique et psychique. Devoir se protéger sans cesse a, par exemple, des conséquences sur la perception du temps. La violence du quotidien engloutit la mémoire et rend difficile la projection au-devant de soi. Elle provoque alors des désordres psychiques qui se traduisent par des comportements de repli et/ou d’agressivité.
Vous écrivez « La confiance permet à l’intimité d’avoir son territoire ». Pouvez-vous dire pourquoi ?
La confiance est ce qui permet à l’intimité d’avoir son territoire. Or, la confiance manque à l’homme à la rue et à un degré moindre à l’homme hébergé. Son intimité intérieure peut être préservée tant qu’il peut faire vivre en lui toutes les relations affectives qui l’ont structuré psychiquement. Mais il ne peut pas protéger ce territoire de l’intimité tant il est pris dans des relations de méfiance. La violence constitue son quotidien.
De quelles manières les personnes hébergées parviennent-elles à sauvegarder leur intimité ?
Les ressources pour préserver une intimité varient selon les personnes et selon le contrôle exercé sur elles. Concernant le premier aspect, il apparaît que la préservation de l’intimité est fonction, d’une part, des possibilités de se référer aux relations affectives et sociales qui ont joué un rôle dans la construction de soi, et, d’autre part, des possibilités d’établir des relations affectives permettant de renouveler le contenu de cette intimité.
La loi de 1988 relative à la lutte contre les exclusions prévoit que l’exercice des droits et libertés individuelles soit garanti à toute personne prise en charge par un CHRS et notamment « Le respect de la dignité, de l’intégrité, de la vie privée et de l’intimité ».
Les lois concernant la lutte contre les exclusions depuis l’instauration du RMI en 1988 mettent au premier plan cette obligation. Mais elles ne se limitent pas à celle-ci. Les personnes hébergées ont un devoir d’insertion. Si l’éducateur doit accompagner dans le respect de la personne, il est aussi pris dans cette injonction prévue par la loi de vérifier que la personne met bien tout en œuvre pour son « insertion ».
Que préconisez-vous ?
En tant que sociologue, je cherche plus à comprendre qu’à préconiser. Mon métier consiste à apporter une compréhension sociologique des pratiques que j’observe et d’offrir des pistes de réflexion. Ensuite, les acteurs directement impliqués ont à s’en emparer pour établir en concertation de nouvelles modalités de fonctionnement plus respectueuses de la vie privée des personnes.
Katia Rouff
[1] Association Agéna - 124, rue de Rouen - 80000 Amiens. Tel. 03 22 33 39 39
[2] Alain Thalineau a réalisé deux enquêtes sur ce thème. La première avait pour objectif d’analyser le rapport à l’hébergement et à l’insertion par l’activité économique d’ex-résidents de CHRS, la seconde concernait l’économie solidaire au sein des centres d’adaptation à la vie active. Les deux études ont été menées dans le cadre de conventions de recherche établies pour la première avec la DRASS de la région Centre et le laboratoire Étude-recherche-formation-en action sociale (LERFAS) et pour la deuxième avec le secrétariat d’État à l’économie solidaire et le LERFAS.
Agéna n’est pas une structure comme les autres. À Amiens, dans la longue rue de Rouen elle occupe plusieurs numéros. Au 124, derrière le portail bleu, se trouve le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) pour femmes victimes de violences [1]. Un lieu protégé avec caméras de surveillance auquel les personnes extérieures à Agéna n’ont pas accès. À côté, Les Marmousets, une halte-garderie pour les enfants qui vivent à Agéna et ceux du quartier et enfin un espace ouvert aux associations et aux artistes de la ville. Agéna bénéficie d’un espace magnifique. De grands vitraux l’illuminent et rappellent qu’il s’agit d’un ancien couvent. Les locaux sont spacieux et clairs. Un jardin d’hiver accueille les mères et leurs enfants. La structure héberge 35 familles.
Créée en 1977, l’association Agéna a subi une forte évolution. « À cette époque, il s’agissait de mettre à l’abri des femmes victimes de violences, seules ou avec leur (s) enfant (s) et de leur assurer le gîte et le couvert », se souvient Anne-Marie Poulain, la directrice adjointe. Aujourd’hui, l’objectif de la structure reste l’accueil et l’hébergement des femmes victimes de violences mais les locaux et les outils pédagogiques ont bien changé. En effet, à la fin des années 80, les responsables d’Agéna constatent que l’hébergement seul ne suffit pas, qu’il faut offrir un accompagnement global aux personnes hébergées et que les locaux sont mal adaptés à l’accueil des femmes et de leurs enfants. L’association décide de rénover… et d’innover. Les femmes vont bénéficier d’un studio individuel d’un espace adapté à la composition familiale mais aussi de lieux de rencontre pour échanger avec les autres femmes et pour recevoir leur ex-conjoint, leur famille et leurs amis loin du regard des travailleurs sociaux. Les espaces collectifs restent conviviaux, la salle à manger prend des allures familiales, avec des tables rondes et les règles de fonctionnement peuvent en partie se négocier.
Pour financer cette rénovation importante, Agéna effectue un montage financier dissociant hébergement, fonctionnement et accompagnement. Le lieu d’hébergement est considéré comme foyer-logement avec habilitation APL foyer-logements et les femmes règlent leur redevance en fonction de leurs ressources et de leur composition familiale. La rénovation de la structure est financée par le ministère des Affaires sociales et le département. En contrepartie, Agéna a ouvert des lieux aux habitants, associations et artistes amiénois : une halte-garderie, une salle de réunion pour les associations qui sert également de salle d’exposition. L’association assure la communication et le vernissage des expositions. Une façon de se positionner comme un lieu qui propose des services à la ville et non comme une structure qui n’héberge qu’un public stigmatisé.
L’un des volets de la loi de janvier 2 002 qui rénove l’action sociale et médico-sociale définit les droits et libertés individuels des usagers. On y retrouve notamment le droit des usagers à la dignité, l’intégrité, la vie privée, l’intimité et la sécurité ainsi que celui à la confidentialité des informations les concernant. Des questions auxquelles l’association a réfléchi depuis longtemps. L’armoire contenant les dossiers des femmes se trouve dans une salle vitrée où elles peuvent s’isoler pour téléphoner. L’armoire est fermée à clé mais les femmes ont accès à leur dossier sur simple demande. Tous les écrits qui les concernent leurs sont lus, même si elles sont en désaccord avec le contenu. « En cas de signalement de maltraitance, une femme ne découvre pas ce que nous avons écrit à son propos dans le bureau du juge », explique Anne-Marie Poulain.
Agéna met à disposition des femmes des salles où elles peuvent vivre des moments d’intimité partagée. Dans l’atelier « Bien-être », on trouve une table de massage, un endroit où se maquiller, un autre pour se laver les cheveux… et du personnel formé. Ainsi les résidentes peuvent s’occuper d’elles et discuter. Ces femmes qui ont subi des violences physiques ont envie de partager leur souffrance, mais cela ne peut pas se faire n’importe où. Dans ce lieu privilégié, ces femmes qui ont souvent une représentation de leur corps désincarné, réapprennent le plaisir d’en prendre soin et peuvent parler de leur souffrance.
Contrairement à d’autres structures d’hébergement, l’équipe ne pénètre jamais dans la chambre d’une femme sans son autorisation, sauf en cas de fuite d’eau ou d’incendie. Jusque dans les années 80, les femmes devaient rentrer avant 22 heures, ce qui constituait un abus de pouvoir aux yeux de l’équipe. Aujourd’hui, les horaires sont plus souples, même s’il reste des contraintes comme prévenir de son absence le week-end. Il est déjà arrivé qu’une femme laisse son enfant seul 48 heures sans prévenir l’équipe. Cependant, tout ne satisfait pas les professionnels d’Agéna. La loi de rénovation sociale oblige les structures à mettre en place de nouveaux dispositifs, tel le conseil de la vie sociale. L’équipe apprécie que la loi l’oblige à réfléchir à la question de la représentativité des personnes hébergées mais elle « n’est pas encore au point ». Actuellement, le décret d’application n’étant pas encore passé, une personne de l’équipe anime une réunion une fois par mois, la directrice adjointe y participe chaque trimestre. Mettre en place le conseil de la vie sociale questionne les équipes, suscite de l’inquiétude, des changements dans les repères. Il remet en question des évidences telles « ces femmes ne s’intéressent pas à la vie politique », alors que nous n’avons pas forcément réfléchi à l’accès à l’information dans la structure. Nous ne souhaitons pas que les femmes regardent la télé en mangeant, mais nous ne leur avons pas forcément demandé leur avis », constate Anne-Marie Poulain. « Nous n’avons pas non plus trouvé de solution par rapport au tabac. Il est interdit de fumer dans les chambres. L’intimité de la femme doit être respectée mais en même temps nous devons appliquer les règles de sécurité qui interdisent de fumer dans les résidences collectives. La chambre est trop petite et l’enfant pourrait respirer la fumée et il est déjà arrivé qu’une femme s’endorme avec une cigarette allumée. Il existe des lieux fumeurs, mais ils posent problème au personnel qui ne fume pas ». Le respect de l’intimité provoque aussi des questionnements pas toujours simples : comment savoir par exemple s’il faut entrer dans la chambre d’une femme suicidaire que l’équipe n’a pas vue de la journée ? Idem pour la gestion de l’argent, l’équipe n’est pas déléguée à la tutelle, doit-elle intervenir auprès des femmes qui semblent avoir des difficultés dans la gestion de leur budget ? Quant au collectif, il pose aussi des limites au besoin d’intimité des femmes. Les visites dans les chambres sont par exemple interdites. « Nous ne pouvons pas mettre en danger le groupe. Nous avons déjà eu des problèmes avec des anciens conjoints violents », explique Anne-Marie Poulain. Quant à la vie sexuelle, elle se passe forcément ailleurs « c’est une question importante pour des femmes qui ont majoritairement entre 18 et 40 ans. Nous leur parlons vie sexuelle, contraception, mais ne leur permettons pas de vivre leur sexualité dans les lieux où elles vivent. Ce n’est pas satisfaisant. Si au départ, la durée d’hébergement à Agéna devait être de trois mois, elle tourne aujourd’hui autour de 6 mois, avant l’attribution d’un appartement relais ou d’un logement à leur nom. »
Bientôt une nouvelle restructuration des locaux d’Agéna va commencer. L’équipe réfléchit à étendre les lieux d’intimité des femmes. La salle à manger par exemple va être agrandie afin que les femmes puissent manger seules si elles le désirent. Installés ailleurs, les bureaux administratifs vont libérer de la place. “Nous réfléchissons à la manière de donner plus d’espace aux femmes et à leurs enfants qui, âgés de 8 jours à 18 ans, n’ont pas les mêmes besoins », explique Anne-Marie Poulain, « si ce n’est celui d’un espace privilégié ».
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Comment être respectueux de la vie privée des personnes
Alain Thalineau, maître de conférences en sociologie à l’université de Tours, a réalisé en 2000, deux enquêtes [2] sur le thème de l’intimité dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale
Dans les lieux que vous avez étudiés, vous écrivez que les personnes hébergées ont leur temps et espace contrôlés de façon plus ou moins directe. Comment s’exercent ces contraintes ?
Les contraintes qui leur sont imposées sont bien connues. Dans tel centre d’hébergement, elles doivent quitter les lieux avant une certaine heure et être de retour le soir dans un créneau horaire précis. On connaît également les heures de repas, les jours de douche, les visites systématiques de tel ou tel soignant… La contrainte s’exerce dans les recoins de la vie quotidienne. Par exemple, il est demandé à la personne de ranger sa chambre, de faire son ménage. Dans certains établissements, le règlement stipule des interdictions. Par exemple encore, il est impossible de recevoir sans autorisation des personnes non hébergées, il n’est pas accepté d’avoir des boissons alcoolisées. Dans d’autres endroits, il est exigé que la personne dépose son argent dans une caisse tenue par un éducateur dans un souci, certes, de limiter les risques de dépenses abusives, or elle n’est ni sous tutelle, ni sous curatelle.
Quelles contraintes comportent les règlements qui vous semblent incompatibles avec le respect de l’intimité ?
Il ne s’agit pas de montrer du doigt les CHRS mais de tenter d’expliquer le processus social qui légitime la production de règlements visant à contrôler les comportements des personnes hébergées. Il ne s’agit pas de porter un jugement mais de saisir, par l’observation des pratiques des acteurs impliqués et par la contextualisation historique de ces pratiques, pourquoi et comment les CHRS mettent en œuvre de tels règlements. L’une des raisons est que ces établissements sont des propriétés sociales permettant à ceux qui ne peuvent pas avoir un logement d’avoir un toit. Dans cette forme particulière de propriété qu’est la propriété sociale, les biens collectifs n’étant pas « appropriables » par les particuliers, la collectivité incarnée par les personnels a un droit de regard pour en contrôler l’usage. L’intensité de celui-ci varie en fonction de l’équilibre entre l’actif et le passif social de la personne. Plus elle a payé sa contribution par l’impôt et les cotisations, moins elle est redevable. Inversement, plus la personne est débitrice de la collectivité, plus s’exerce la contrainte. À l’entrée et tout au long du séjour, l’hébergé fait l’objet d’une investigation des travailleurs sociaux afin de vérifier les changements de comportements. À l’offre de logement, s’adjoint une obligation de tout mettre en œuvre pour retrouver un logement et un emploi. L’exigence d’une contrepartie, qui n’est pas spécifique à cette situation d’hébergement, justifie le contrôle et légitime les violations quotidiennes de l’intimité.
L’obligation de se raconter constitue-t-elle une intrusion dans l’intimité de la personne hébergée ?
Être obligé de dire, c’est être contraint de se dévoiler. Dire son histoire parce que l’on nous y invite peut être une opportunité pour recevoir une écoute attentive et un soutien psychologique. Mais la dire parce qu’il ne peut pas y avoir d’hébergement sans élaboration d’un projet, parce que l’éducateur a besoin de connaître cette histoire pour donner du sens à son intervention, n’a plus la même signification.
Le fait de partager sa chambre avec un inconnu peut également être mal vécu ?
Tout à fait. Alors que le lieu a l’aspect d’un « chez soi », les personnes hébergées ne se sont pas choisies. Comme les prisonniers, elles doivent s’organiser pour préserver leur propre intimité. Partageant des lieux, elles doivent accepter les différentes façons de ranger, de se laver et de nettoyer, de manger, d’écouter de la musique, etc. Dans une société contemporaine caractérisée par des pratiques individualistes, il est difficile d’accepter les contraintes imposées par la vie en collectivité. Ceci est exacerbé lorsque les personnes ont perdu toute sécurité intérieure en raison d’un parcours de vie marqué par des violences. Lorsqu’autrui, en raison d’une histoire individuelle particulière, a toujours été une menace, il devient difficile de vivre avec sérénité des relations sociales imposées, même si celles-ci sont encadrées par une équipe éducative.
Que provoque la perte de l’intimité ?
Lorsqu’il n’est plus possible de préserver son intimité, il devient difficile de préserver son intégrité physique et psychique. Devoir se protéger sans cesse a, par exemple, des conséquences sur la perception du temps. La violence du quotidien engloutit la mémoire et rend difficile la projection au-devant de soi. Elle provoque alors des désordres psychiques qui se traduisent par des comportements de repli et/ou d’agressivité.
Vous écrivez « La confiance permet à l’intimité d’avoir son territoire ». Pouvez-vous dire pourquoi ?
La confiance est ce qui permet à l’intimité d’avoir son territoire. Or, la confiance manque à l’homme à la rue et à un degré moindre à l’homme hébergé. Son intimité intérieure peut être préservée tant qu’il peut faire vivre en lui toutes les relations affectives qui l’ont structuré psychiquement. Mais il ne peut pas protéger ce territoire de l’intimité tant il est pris dans des relations de méfiance. La violence constitue son quotidien.
De quelles manières les personnes hébergées parviennent-elles à sauvegarder leur intimité ?
Les ressources pour préserver une intimité varient selon les personnes et selon le contrôle exercé sur elles. Concernant le premier aspect, il apparaît que la préservation de l’intimité est fonction, d’une part, des possibilités de se référer aux relations affectives et sociales qui ont joué un rôle dans la construction de soi, et, d’autre part, des possibilités d’établir des relations affectives permettant de renouveler le contenu de cette intimité.
La loi de 1988 relative à la lutte contre les exclusions prévoit que l’exercice des droits et libertés individuelles soit garanti à toute personne prise en charge par un CHRS et notamment « Le respect de la dignité, de l’intégrité, de la vie privée et de l’intimité ».
Les lois concernant la lutte contre les exclusions depuis l’instauration du RMI en 1988 mettent au premier plan cette obligation. Mais elles ne se limitent pas à celle-ci. Les personnes hébergées ont un devoir d’insertion. Si l’éducateur doit accompagner dans le respect de la personne, il est aussi pris dans cette injonction prévue par la loi de vérifier que la personne met bien tout en œuvre pour son « insertion ».
Que préconisez-vous ?
En tant que sociologue, je cherche plus à comprendre qu’à préconiser. Mon métier consiste à apporter une compréhension sociologique des pratiques que j’observe et d’offrir des pistes de réflexion. Ensuite, les acteurs directement impliqués ont à s’en emparer pour établir en concertation de nouvelles modalités de fonctionnement plus respectueuses de la vie privée des personnes.
Katia Rouff
[1] Association Agéna - 124, rue de Rouen - 80000 Amiens. Tel. 03 22 33 39 39
[2] Alain Thalineau a réalisé deux enquêtes sur ce thème. La première avait pour objectif d’analyser le rapport à l’hébergement et à l’insertion par l’activité économique d’ex-résidents de CHRS, la seconde concernait l’économie solidaire au sein des centres d’adaptation à la vie active. Les deux études ont été menées dans le cadre de conventions de recherche établies pour la première avec la DRASS de la région Centre et le laboratoire Étude-recherche-formation-en action sociale (LERFAS) et pour la deuxième avec le secrétariat d’État à l’économie solidaire et le LERFAS.
Comment conduire le changement dans le secteur socio-éducatif ?
Le monde se transforme et il faut évoluer avec lui. Mais changer ne prouve rien en soi. Encore faut-il savoir pourquoi et comment on change. Exemple à travers deux institutions
Toute tentative de modification dans l’organisation du travail provoque inévitablement des phénomènes de résistance au changement : inertie face aux propositions d’évolution, refus de modifier son système de pensée ou de représentation, blocage dans la mise en application des transformations décidées… À ce réflexe se rajoutent un certain nombre d’autres caractéristiques propres au secteur socio-éducatif : une culture professionnelle de rapport de force faite d’opposition et de suspicion, une hésitation parfois face aux risques inhérents au mythe du risque-zéro, sans oublier l’inertie institutionnelle qui freine les prises d’initiative ou le corporatisme qui amène à se méfier des autres professionnels.
Pour autant, si les réflexes face au changement sont parfois conservateurs, les évolutions proposées ne sont pas par essence, ni salutaires, ni profitables. Ainsi, l’utilisation de concept telle la rationalisation des coûts budgétaires ou l’évocation d’une évaluation permettant d’identifier la rentabilité des dispositifs sociaux ont pu faire craindre un alignement sur des modes de fonctionnement de type libéral, voire une ouverture du social au secteur privé. On assiste par exemple à une tentative d’application au travail social de la décomposition taylorienne du travail [1]. En effet, certains managers du social semblent vouloir s’inspirer d’un tel modèle : découpage de l’action des professionnels en contenus et tâches prédéfinis (accueil/diagnostic/intervention), spécialisations des interventions (spécialistes du logement/spécialiste de l’insertion/spécialiste de l’aide financière…), hiérarchisation entre la conception et l’exécution (les tâches élémentaires étant confiées à des personnels moins formés, les tâches d’organisation devenant le monopole des états-majors composés de cadres et d’experts). Dans une telle configuration, l’intervenant social se définirait non pas à partir d’un métier et d’un savoir-faire, mais en fonction de sa capacité à trouver sa place à l’intérieur d’une organisation technique et d’un système de postes et de rôles dont il constituerait un rouage finalisé. On lui demanderait alors de décrypter les informations reçues et d’y répondre par un certain nombre de procédures définies à l’avance et en dehors de lui. Autre dérive, là aussi liée à la volonté de s’inspirer du modèle libéral et de limiter le social à la vision d’un marché qui relierait un prestataire à un client : considérer l’usager comme un simple consommateur dont il faut contenter l’exigence immédiate. Telle est bien là la conception que nous propose un certain nombre de grands groupes industriels qui lorgnent déjà sur le secteur du service aux personnes et de l’intervention auprès des personnes âgées. Il est donc légitime que les professionnels du social s’interrogent sur la nature de l’évolution qu’on veut leur faire emprunter.
Ainsi, si le bouleversement des pratiques d’une institution provoque toujours dans son personnel inquiétude et méfiance on ne peut exclusivement placer ces réactions du côté du refus d’évoluer ou de défenses corporatistes : une direction d’une structure d’action sociale peut se présenter comme, avant tout, animée d’un vrai désir de mieux faire correspondre l’offre de service aux besoins des usagers, mais elle peut aussi avoir comme dessein d’adopter les méthodes du secteur privé. Le changement n’est donc, en lui-même, ni un progrès, ni une régression. Tout dépend ce qu’il propose.
En illustration de ces difficultés sur le changement, nous sommes allés rendre visite à deux institutions intervenant dans le secteur de l’enfance en danger, qui vivent depuis quelques années une réorganisation complète de leur fonctionnement. À leur tête deux directeurs généraux, nommés pour accompagner ces profondes mutations. Chacun d’entre eux a choisi un axe d’intervention dans la menée du changement : le consensus pour l’un, le paradoxe pour l’autre.
Premier exemple
L’association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Loire-Atlantique
La création de l’association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence remonte à 1888. Cette vieille dame a décidé, au milieu des années 1990, de se refaire une beauté, en essayant d’adapter son action aux nouvelles exigences de la protection de l’enfance. Forte de six internats et d’un service de placement familial accueillant au total 450 mineurs et jeunes majeurs encadrés par 130 professionnels et 200 familles d’accueil, elle a fait le choix de se réorganiser autour d’une territorialisation en quatre secteurs (nord, sud, est, ouest).
Il s’agit alors de passer de sept structures relativement indépendantes les unes des autres, à quatre pôles proposant une palette très diversifiée de services à la fois souples et adaptables mais surtout recentrées sur une population donnée et son territoire de vie. Chacun de ces dispositifs territoriaux offre des réponses de proximité (soutien éducatif aux parents, hébergement alternatif ou momentané) et des réponses relevant de la suppléance des fonctions parentales (100 places d’enfants en internat ou familles d’accueil intégrant l’accueil d’urgence). Chaque pôle aura, en outre, à gérer une prestation transversale s’adressant à l’ensemble du public (quel que soit son domicile) : service de médiation familiale, service de l’administration ad’hoc, service de suivi et d’accompagnement d’enfants victimes d’abus sexuel et un lieu de vie associatif. On est bien là dans une volonté de s’inscrire dans une approche sociale globale qui en même temps s’articule à la prise en compte de la spécificité locale. Cette réorganisation, là aussi, ne s’est pas faite aussi simplement que cela peut paraitre.
L’articulation entre le fond et la forme
Quand il est recruté en 1996 comme directeur général, Maurice Loiseau a pour mission de faire évoluer l’institution. S’il arrive avec l’ambition d’apporter des modifications majeures à son fonctionnement, sa volonté rencontre une dynamique préexistante. C’est pour lui, la première condition de départ nécessaire, sans laquelle il est illusoire d’imaginer vouloir faire changer les pratiques dans de bonnes conditions. En prélude à son intervention, plusieurs questions se posent à lui tant de fond que de forme. Au fond, tout d’abord : pourquoi changer ? Sa vision est très précise : le travail socio-éducatif est confronté au défi des profondes mutations socio-économiques de la société contemporaine. Les dispositifs actuels d’intervention sont de qualité, mais se sont trop souvent cantonnés à des îlots de prestation isolés les uns des autres. Face au risque de « découpage en tranche » de l’usager, il s’agit de se réapproprier une approche globale de l’enfant et de sa famille. Une telle redéfinition relève bien d’un choix d’association. La décision d’une telle réorientation ne peut être que politique. C’est à partir du regard que l’on porte sur les besoins à satisfaire que l’on peut préciser les axes de priorité. C’est donc bien à l’association gestionnaire à qui il revient d’abord de se prononcer sur les grands axes directeurs de la réforme. Les professionnels de terrain ont leur rôle à jouer, mais dans un second temps. On ne peut baser la refondation d’un nouveau projet d’utilité sociale sur leurs pratiques au risque de la cantonner à une approche technique autocentrée, auto-référencée.
Une autre question, tout aussi importante, se pose au directeur général nouvellement nommé : comment organiser le changement ? Plusieurs stratégies étaient possibles : « Me placer dans les chaussures de mon prédécesseur et voir venir ou bien profiter de l’état de grâce pour provoquer un électrochoc ». Mais, l’attentisme de la première solution et le risque conflictuel présenté par la seconde ne lui conviennent alors ni l’une ni l’autre. À la question : comment bousculer tout, en évitant de perdre la maîtrise de la situation, il répond en optant en priorité pour un travail de déconstruction des représentations. Il s’agit alors de montrer la nécessité du changement, tout en utilisant pour le faire des mots plutôt que des passages à l’acte, de travailler avant tout au niveau symbolique, en cantonnant ainsi la crise potentielle dans les têtes. Il s’agit bien de faire en sorte que le conflit potentiel se médiatise, se dise, se parle dans l’imaginaire avant qu’il ne puisse se matérialiser et se concrétiser dans les faits. Il commence donc par demander à un consultant d’établir un diagnostic à partir des documents produits depuis quelques années par l’association. Le deuxième acte important concerne l’instance ordonnatrice : le conseil d’administration s’engage sur les grands axes proposés. Puis, les prescripteurs et les financeurs (conseil général et ministère de la Justice) sont à consulter sur les orientations envisagées (ils donneront un avis très favorable). Ce n’est qu’à ce stade qu’aura lieu la mobilisation des personnels. « Le choix politique étant fait, le technique devait alors reprendre le centre de la démarche pour en aménager les modalités » explique Maurice Loiseau.
Les professionnels de l’institution s’engagent au sein de groupes projets constitués à partir d’un certain nombre de thèmes (le travail avec les familles, la question des jeunes majeurs…) ou de référents-métier (services généraux, assistantes maternelles, psychologues, travailleurs sociaux…), mais aussi à partir des quatre secteurs envisagés (avec pour participants un éducateur de chaque établissement, un directeur et un chef de service). Il s’agit bien là de réfléchir aux modalités pour mettre en œuvre le travail en commun, tout en évitant la confusion des rôles. Les différentiels qui vont inévitablement se créer entre les différents groupes, loin de poser problème, provoquent une stimulation et une dynamique propices à l’élaboration des solutions possibles. Les propositions concrètes ayant été à nouveau validées par le conseil d’administration, des groupes de réalisation se mettent en place se fixant pour objectif de concevoir les modalités de passage. Puis, intervient la phase de proposition de l’affectation des cadres et de la répartition des personnels. L’ensemble de ces projections a été d’abord réalisé dans les têtes avant de passer dans les faits, les transformations ne devant pas se concrétiser avant juin 2001.
Pour conduire cette réorganisation, Maurice Loiseau évoque des conceptions très claires : « La conduite de changement questionne à tout instant, elle implique une gestion permanente des paradoxes et des contradictions : il faut les mettre en évidence et s’en servir comme moteur » explique-t-il.
Premier de ces paradoxes, celui qui consiste à aider à la prise de conscience tout en n’hésitant pas à forcer la main, à rendre les personnels acteurs des transformations, tout en les y contraignant. Second paradoxe, celui qui cherche à faire évoluer les pratiques en ne privilégiant pas l’avis des professionnels au départ, mais en sollicitant l’association gestionnaire. Troisième paradoxe, le rapport entre le particulier et le général : le changement heurte les intérêts spécifiques et provoque de la résistance, mais s’avère ensuite pertinent pour l’évolution globale de l’association. Quatrième paradoxe : articuler la cohérence de l’ensemble tout en favorisant des modélisations différentes, chaque pôle d’activité étant laissé avec une certaine marge de manœuvre en matière d’initiatives. Loin de chercher à éviter de vivre ces contradictions, il s’agit pour Maurice Loiseau de les accompagner et de faire en sorte qu’elles expriment toute leurs potentialités et leurs richesses, permettant ainsi des évolutions qui pour n’être pas sans grincements de dent ni inquiétudes, ne s’en concrétisent pas moins dans les faits finalement avec la participation active de l’ensemble des acteurs concernés.
L’avis des professionnels
L’idée d’une dynamique nouvelle passant notamment par un décloisonnement de l’association a été, au départ, bien accueillie pensent le délégué syndical CFDT, deux travailleurs sociaux et une assistante maternelle rencontrés. Mais, ce qui a, pour le moins, dérouté, provoquant scepticisme et méfiance, c’est la façon dont la démarche a été menée et plus particulièrement dont les questionnements des salariés ont été pris en compte. La volonté du directeur général de favoriser en premier lieu la décision politique du conseil d’administration avant l’avis technique des salariés n’est pas ici remise en cause. Toutefois, les professionnels auraient pu être mieux associés, expliquent nos interlocuteurs, en partant bien plus des expériences déjà en cours, et en s’appuyant sur leur savoir-faire pour évaluer la faisabilité des projections envisagées. Quant aux groupes de travail : « S’ils ont pu faire avancer la réflexion, ils ont aussi eu un effet pervers : celui de provoquer une méfiance réciproque, chacun pouvant au travers de sa participation, se projeter, voire se placer en compétition pour les places qui allaient être redistribuées ». Mais ce qui semble avoir le plus déstabilisé les personnes rencontrées, c’est l’approche de Maurice Loiseau qualifiée par lui de dialectique, mais que nos interlocuteurs ont vécu comme très insécurisante. La démarche initiée n’a pas toujours été comprise : « Il nous a demandé de nous prononcer sur un projet pédagogique, alors que dans le même temps il affirmait que c’était à nous de le construire. Au final, le projet reste dans le flou et l’incertitude ». Outre, la forme adoptée pour mener le changement, reste cette inquiétude sur le fond. La volonté affichée de redéployer l’activité de l’association sans demande de moyens supplémentaires, si elle peut effectivement satisfaire les tutelles, interrogent néanmoins les professionnels sur les implications des « gains de productivité » ouvertement évoqués. Cette approche a produit des réflexes de méfiance face à des arguments qui, bien qu’abordés ici dans un contexte différent, sont utilisés par ailleurs dans le management libéral. Il en va de même pour les hypothèses de vente des bâtiments utilisés actuellement dans le cadre de la réorganisation des lieux d’activité, perspective provoquant une inquiétude quant à l’avenir du patrimoine. Sans oublier les familles d’accueil inquiètes du nouveau rôle qu’on va leur demander de jouer. Elles sont appelées à une plus grande souplesse dans leurs modalités de travail. Mais on ne peut leur demander de relayer les familles naturelles ou les foyers d’hébergement dans le court terme sans questionner les risques de dérives de ce type d’orientation. Sans compter la question de leur rémunération quand l’enfant ne sera plus momentanément chez elles. Les nécessaires évolutions, nos interlocuteurs non seulement en conviennent mais en sont demandeurs, doivent être jaugées à l’aune des bénéfices que pourront en attendre tant les usagers que le personnel.
Intentions des uns, attentes des autres, méthodologie élaborée d’un côté, modalités souhaitées de l’autre, objectif visé, résultats obtenus… l’écart est toujours difficile à combler. Mais, pourra-t-il l’être jamais ? L’important est surtout que des partenaires qui ne se situent pas à la même place et qui n’ont donc à parler d’une même voix, se positionnent dans une tension à la fois intelligente et constructive pour tenter de faire avancer au mieux le cadre de travail au travers même de leur confrontation.
Deuxième exemple
L’association d’action éducative de Loire-Atlantique
L’AAE a pris son essor en 1961 et s’est développée autour des activités d’un service AEMO et d’un service d’enquêtes sociales, puis d’un secteur hébergement internat éducatif en 1971 ; en 1996, naîtra un service de médiation et réparation pénale, puis un service d’investigation. Le personnel est composé de 95 salariés. Au milieu des années 80, certains professionnels s’interrogent quant à l’inadéquation architecturale, organisationnelle et pédagogique de l’établissement, mais sans être vraiment entendus. Une ambiance conflictuelle règne. Un audit de l’URIOPSS intervient en 1991 qui fait état d’une situation de blocage et qui préconise un travail de remise à plat de l’existant et de redéfinition des axes de travail. C’est avec le temps que la pertinence de cette évolution nécessaire s’impose.
Le nouveau directeur général, Patrick Martin, recruté en 1995 par une association gestionnaire animée à ce moment-là d’une claire volonté de changement l’explique bien : « Avec le conseil d’administration, nous avons eu la certitude qu’il fallait préserver les acquis, l’intuition qu’il fallait évoluer et la conviction qu’il fallait associer les acteurs » explique-t-il. Une étude diagnostique est demandée au CREAI. Les prescripteurs sont interrogés (conseil général, protection judiciaire de la jeunesse, magistrats) visant à prendre en compte les complémentarités départementales et à s’y inscrire. L’ensemble du personnel est également entendu lors d’entretiens et lors d’une restitution orale du diagnostic. Le résultat est sans appel et vient confirmer les nombreux constats accumulés les années précédentes : les modalités offertes en matière d’hébergement apparaissant de plus en plus décalées par rapport aux besoins des populations en difficulté. De plus en plus de jeunes vivent entre leur famille où certains dangers les empêchent de rester et un internat qui ne convient pas toujours au mode d’expression de leurs difficultés. En outre, ils sont aussi de plus en plus nombreux à ne plus avoir de projet. D’où la nécessité impérieuse de diversifier les réponses pour être en capacité d’offrir des solutions au plus près des problèmes rencontrés par les jeunes pris en charge. De la vieille structure qui n’avait pas changé depuis vingt ans regroupant, sur deux étages, trente adolescents, va naître alors un nouveau dispositif complètement réorganisé : construction d’un nouvel internat de 10 places, acquisition d’un pavillon au milieu d’un lotissement, de trois appartements et de trois studios et recrutement de deux familles relais susceptibles d’offrir un lieu d’accueil dans les situations de crise. Ce dispositif peut être utilisé souplement pour suivre par exemple un jeune qui vit dans la rue et qui peut intégrer à certains moments l’un des studios. Cela s’est encore fait tout récemment avec l’accord du juge des enfants. Deux postes ont, en outre, été transformés pour permettre à un atelier de mobilisation professionnelle de fonctionner en liaison avec un centre de formation des apprentis et ce, en direction des jeunes en rupture scolaire. Un projet est toujours en attente, espérant l’accord de l’Éducation nationale : l’ouverture d’une classe-relais qui serait animée par des éducateurs techniques et un répétiteur scolaire. Cette réorganisation en interne s’est doublée d’une large ouverture de l’institution vers l’extérieur. De l’internat tout d’abord en direction de la commune où la structure est située : hébergement du centre aéré l’été, de l’école de musique, stages proposés dans les services techniques de la mairie aux jeunes pris en charge, présence d’élus municipaux dans le conseil d’établissement, ouverture à la population à l’occasion de la journée du patrimoine. Des autres services de l’association ensuite, en direction des partenaires du secteur. Les professionnels ont été encouragés à rejoindre ce qui existe déjà ou à prendre l’initiative de nouvelles collaborations : des groupes de travail ont ainsi été créés avec les parents et les enseignants, la protection maternelle et infantile et d’autres parents, des travailleuses familiales, des acteurs de quartier sur la violence, des acteurs de la politique de la ville. Cette évolution s’intègre dans une politique associative, visant à prendre en compte la manière dont les questions sociales se posent et à en être acteur. Même si elle est exposée ici en quelques lignes, elle s’est réalisée sur une longue période.
Les axes du changement
Patrick Martin, directeur général de l’AAE, avant d’exposer cette trajectoire, met en garde tout de suite son interlocuteur. Ce qu’il évoque de la méthodologie adoptée pour faire évoluer l’association ne relève ni d’un modèle, ni d’un livre de recettes. Ce qui s’est construit l’a été en un temps et des circonstances donnés. Cela n’est pas reproductible à l’identique, ailleurs. En outre, ce qui a fonctionné à un moment ne fonctionnerait peut-être pas à un autre moment, même avec les mêmes acteurs. La deuxième précaution qu’il met en avant relève de l’histoire : chaque époque privilégie des constructions en remettant en cause celles précédemment édifiées. Si l’on se penche sur la façon dont le secteur associatif a répondu aux besoins des personnes en difficulté au cours des cinquante dernières années, on sera inévitablement amené à relativiser la question de nos évolutions actuelles et à les considérer d’une manière bien plus modeste. Ce que l’on va tenter de modifier reste une élaboration toujours ouverte, du fait même que les convictions d’aujourd’hui sont appelées à changer. « On ne cherche pas la vérité, puisque celle-ci est en évolution constante ».
Fort de ces réserves qui lui semblaient essentielles d’évoquer en préalable, Patrick Martin explique le triptyque à partir duquel il a conduit le changement de ces dernières années. Le premier axe s’articule autour de deux quêtes complémentaires qui doivent présider à toute démarche de transformation : une exigence de qualité professionnelle et une recherche d’accroissement de l’estime de soi des acteurs. L’amplification des compétences individuelles permet de rendre un service de plus grande qualité aux usagers et à la fois de renvoyer aux intervenants une image positive d’eux-mêmes, l’un et l’autre se renforçant mutuellement. Le deuxième axe renvoie à la nécessaire disponibilité à l’évolution des problématiques sociales. Si une association d’action socio-éducative veut remplir son rôle, elle doit en permanence essayer de répondre au mieux aux besoins qui évoluent en s’y adaptant, voire en les devançant. Troisième axe du renouvellement des pratiques : l’appropriation des projets par les professionnels. « Une politique échoue autant par erreur sur l’homme que par erreur de stratégie ». On ne fait rien sans les personnes directement concernées !
Prendre le temps
Et puis, il y a le temps : ne pas vouloir aller trop vite, ne pas bousculer les individus, prendre les moyens de faire cheminer les réflexions et d’amener progressivement les mentalités à s’adapter aux nécessaires modifications. Patrick Martin est arrivé à son poste en 1995. Cinq années après, il continue patiemment à avancer avec l’aide active du directeur du foyer, A. Regouby et avec l’ensemble du personnel, à un rythme qui permet à chacun (e) de s’y retrouver, l’important étant que tout le monde bouge en même temps. Bien sûr, des craintes et des résistances se sont manifestées. Quand on veut faire évoluer un mode de fonctionnement, on provoque inévitablement de la méfiance et une opposition potentielle. Remettre en cause ses habitudes de travail n’est pas si facile que cela. Toutes ces réactions ont été acceptées, reconnues, discutées et médiatisées. Leur expression a été garantie selon le principe du respect du contradictoire. Les salariés ont eu non seulement le droit d’exprimer leurs divergences, mais les moyens de le faire au travers des nombreuses réunions qui se sont tenues. Ce qui a permis de les dépasser sans trop de difficulté. Ainsi, lorsqu’il s’est agi d’organiser la répartition des postes, chaque salarié a été invité à faire un courrier, puis a été reçu par la direction pour envisager la faisabilité de ses vœux, une formation d’adaptation leur étant éventuellement proposée à la clé. Patrick Martin insistera enfin sur l’importance, dans cette démarche, d’un encadrement qui ne doit être ni trop distant, ni trop dirigiste. La réussite de l’opération dépend en grande partie de sa capacité à s’approprier la démarche globale.
L’avis des professionnels
Qu’en pensent les acteurs de terrain ? B. Ribreau, éducateur à l’AAE depuis 1981 et représentant d’une instance du personnel — qui a donc été au cœur de l’évolution de l’institution — le reconnaît : aujourd’hui « la politique du conseil d’administration et de la direction générale nous apparaît positive et dynamique ». Mais il rappelle aussi les propositions des personnels pour obtenir des conditions d’hébergement et de prise en charge adaptées aux besoins des jeunes ; et de s’interroger, à la lumière des difficultés du passé, sur les conditions à créer pour que les analyses et propositions des professionnels de terrain soient écoutées et prises en compte dans une dynamique permanente. « L’accroissement de notre estime de soi ne passe-t-elle pas aussi par la reconnaissance de notre capacité d’expertise et notre place dans le débat et les évolutions des structures », remarque-t-il. « L’actuelle stratégie favorisant, d’une façon fort intéressante les modifications de l’institution dans toutes ses dimensions, ne doit néanmoins pas occulter que cette construction collective n’est jamais évidente et doit faire l’objet d’une attention continue. Les différentes instances devant y être associées ».
Au terme de cette présentation, il apparaît possible de résumer la dynamique de changement vécue dans cette institution à partir de trois clés : la mobilisation de tous les niveaux de l’association et ceux de l’établissement en particulier ; l’écoute permanente de l’évolution des problématiques auxquelles sont confrontés les usagers ; l’appui sur la professionnalité des acteurs qui garantit une construction institutionnelle du changement.
Jacques Trémintin
[1] R. Bertaux, Y. Schleret et S. Bernardi dans « Les mutations du travail social » sous la direction de J.N. Chopart, Dunod, 2000. (Commander ce livre)
Toute tentative de modification dans l’organisation du travail provoque inévitablement des phénomènes de résistance au changement : inertie face aux propositions d’évolution, refus de modifier son système de pensée ou de représentation, blocage dans la mise en application des transformations décidées… À ce réflexe se rajoutent un certain nombre d’autres caractéristiques propres au secteur socio-éducatif : une culture professionnelle de rapport de force faite d’opposition et de suspicion, une hésitation parfois face aux risques inhérents au mythe du risque-zéro, sans oublier l’inertie institutionnelle qui freine les prises d’initiative ou le corporatisme qui amène à se méfier des autres professionnels.
Pour autant, si les réflexes face au changement sont parfois conservateurs, les évolutions proposées ne sont pas par essence, ni salutaires, ni profitables. Ainsi, l’utilisation de concept telle la rationalisation des coûts budgétaires ou l’évocation d’une évaluation permettant d’identifier la rentabilité des dispositifs sociaux ont pu faire craindre un alignement sur des modes de fonctionnement de type libéral, voire une ouverture du social au secteur privé. On assiste par exemple à une tentative d’application au travail social de la décomposition taylorienne du travail [1]. En effet, certains managers du social semblent vouloir s’inspirer d’un tel modèle : découpage de l’action des professionnels en contenus et tâches prédéfinis (accueil/diagnostic/intervention), spécialisations des interventions (spécialistes du logement/spécialiste de l’insertion/spécialiste de l’aide financière…), hiérarchisation entre la conception et l’exécution (les tâches élémentaires étant confiées à des personnels moins formés, les tâches d’organisation devenant le monopole des états-majors composés de cadres et d’experts). Dans une telle configuration, l’intervenant social se définirait non pas à partir d’un métier et d’un savoir-faire, mais en fonction de sa capacité à trouver sa place à l’intérieur d’une organisation technique et d’un système de postes et de rôles dont il constituerait un rouage finalisé. On lui demanderait alors de décrypter les informations reçues et d’y répondre par un certain nombre de procédures définies à l’avance et en dehors de lui. Autre dérive, là aussi liée à la volonté de s’inspirer du modèle libéral et de limiter le social à la vision d’un marché qui relierait un prestataire à un client : considérer l’usager comme un simple consommateur dont il faut contenter l’exigence immédiate. Telle est bien là la conception que nous propose un certain nombre de grands groupes industriels qui lorgnent déjà sur le secteur du service aux personnes et de l’intervention auprès des personnes âgées. Il est donc légitime que les professionnels du social s’interrogent sur la nature de l’évolution qu’on veut leur faire emprunter.
Ainsi, si le bouleversement des pratiques d’une institution provoque toujours dans son personnel inquiétude et méfiance on ne peut exclusivement placer ces réactions du côté du refus d’évoluer ou de défenses corporatistes : une direction d’une structure d’action sociale peut se présenter comme, avant tout, animée d’un vrai désir de mieux faire correspondre l’offre de service aux besoins des usagers, mais elle peut aussi avoir comme dessein d’adopter les méthodes du secteur privé. Le changement n’est donc, en lui-même, ni un progrès, ni une régression. Tout dépend ce qu’il propose.
En illustration de ces difficultés sur le changement, nous sommes allés rendre visite à deux institutions intervenant dans le secteur de l’enfance en danger, qui vivent depuis quelques années une réorganisation complète de leur fonctionnement. À leur tête deux directeurs généraux, nommés pour accompagner ces profondes mutations. Chacun d’entre eux a choisi un axe d’intervention dans la menée du changement : le consensus pour l’un, le paradoxe pour l’autre.
Premier exemple
L’association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Loire-Atlantique
La création de l’association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence remonte à 1888. Cette vieille dame a décidé, au milieu des années 1990, de se refaire une beauté, en essayant d’adapter son action aux nouvelles exigences de la protection de l’enfance. Forte de six internats et d’un service de placement familial accueillant au total 450 mineurs et jeunes majeurs encadrés par 130 professionnels et 200 familles d’accueil, elle a fait le choix de se réorganiser autour d’une territorialisation en quatre secteurs (nord, sud, est, ouest).
Il s’agit alors de passer de sept structures relativement indépendantes les unes des autres, à quatre pôles proposant une palette très diversifiée de services à la fois souples et adaptables mais surtout recentrées sur une population donnée et son territoire de vie. Chacun de ces dispositifs territoriaux offre des réponses de proximité (soutien éducatif aux parents, hébergement alternatif ou momentané) et des réponses relevant de la suppléance des fonctions parentales (100 places d’enfants en internat ou familles d’accueil intégrant l’accueil d’urgence). Chaque pôle aura, en outre, à gérer une prestation transversale s’adressant à l’ensemble du public (quel que soit son domicile) : service de médiation familiale, service de l’administration ad’hoc, service de suivi et d’accompagnement d’enfants victimes d’abus sexuel et un lieu de vie associatif. On est bien là dans une volonté de s’inscrire dans une approche sociale globale qui en même temps s’articule à la prise en compte de la spécificité locale. Cette réorganisation, là aussi, ne s’est pas faite aussi simplement que cela peut paraitre.
L’articulation entre le fond et la forme
Quand il est recruté en 1996 comme directeur général, Maurice Loiseau a pour mission de faire évoluer l’institution. S’il arrive avec l’ambition d’apporter des modifications majeures à son fonctionnement, sa volonté rencontre une dynamique préexistante. C’est pour lui, la première condition de départ nécessaire, sans laquelle il est illusoire d’imaginer vouloir faire changer les pratiques dans de bonnes conditions. En prélude à son intervention, plusieurs questions se posent à lui tant de fond que de forme. Au fond, tout d’abord : pourquoi changer ? Sa vision est très précise : le travail socio-éducatif est confronté au défi des profondes mutations socio-économiques de la société contemporaine. Les dispositifs actuels d’intervention sont de qualité, mais se sont trop souvent cantonnés à des îlots de prestation isolés les uns des autres. Face au risque de « découpage en tranche » de l’usager, il s’agit de se réapproprier une approche globale de l’enfant et de sa famille. Une telle redéfinition relève bien d’un choix d’association. La décision d’une telle réorientation ne peut être que politique. C’est à partir du regard que l’on porte sur les besoins à satisfaire que l’on peut préciser les axes de priorité. C’est donc bien à l’association gestionnaire à qui il revient d’abord de se prononcer sur les grands axes directeurs de la réforme. Les professionnels de terrain ont leur rôle à jouer, mais dans un second temps. On ne peut baser la refondation d’un nouveau projet d’utilité sociale sur leurs pratiques au risque de la cantonner à une approche technique autocentrée, auto-référencée.
Une autre question, tout aussi importante, se pose au directeur général nouvellement nommé : comment organiser le changement ? Plusieurs stratégies étaient possibles : « Me placer dans les chaussures de mon prédécesseur et voir venir ou bien profiter de l’état de grâce pour provoquer un électrochoc ». Mais, l’attentisme de la première solution et le risque conflictuel présenté par la seconde ne lui conviennent alors ni l’une ni l’autre. À la question : comment bousculer tout, en évitant de perdre la maîtrise de la situation, il répond en optant en priorité pour un travail de déconstruction des représentations. Il s’agit alors de montrer la nécessité du changement, tout en utilisant pour le faire des mots plutôt que des passages à l’acte, de travailler avant tout au niveau symbolique, en cantonnant ainsi la crise potentielle dans les têtes. Il s’agit bien de faire en sorte que le conflit potentiel se médiatise, se dise, se parle dans l’imaginaire avant qu’il ne puisse se matérialiser et se concrétiser dans les faits. Il commence donc par demander à un consultant d’établir un diagnostic à partir des documents produits depuis quelques années par l’association. Le deuxième acte important concerne l’instance ordonnatrice : le conseil d’administration s’engage sur les grands axes proposés. Puis, les prescripteurs et les financeurs (conseil général et ministère de la Justice) sont à consulter sur les orientations envisagées (ils donneront un avis très favorable). Ce n’est qu’à ce stade qu’aura lieu la mobilisation des personnels. « Le choix politique étant fait, le technique devait alors reprendre le centre de la démarche pour en aménager les modalités » explique Maurice Loiseau.
Les professionnels de l’institution s’engagent au sein de groupes projets constitués à partir d’un certain nombre de thèmes (le travail avec les familles, la question des jeunes majeurs…) ou de référents-métier (services généraux, assistantes maternelles, psychologues, travailleurs sociaux…), mais aussi à partir des quatre secteurs envisagés (avec pour participants un éducateur de chaque établissement, un directeur et un chef de service). Il s’agit bien là de réfléchir aux modalités pour mettre en œuvre le travail en commun, tout en évitant la confusion des rôles. Les différentiels qui vont inévitablement se créer entre les différents groupes, loin de poser problème, provoquent une stimulation et une dynamique propices à l’élaboration des solutions possibles. Les propositions concrètes ayant été à nouveau validées par le conseil d’administration, des groupes de réalisation se mettent en place se fixant pour objectif de concevoir les modalités de passage. Puis, intervient la phase de proposition de l’affectation des cadres et de la répartition des personnels. L’ensemble de ces projections a été d’abord réalisé dans les têtes avant de passer dans les faits, les transformations ne devant pas se concrétiser avant juin 2001.
Pour conduire cette réorganisation, Maurice Loiseau évoque des conceptions très claires : « La conduite de changement questionne à tout instant, elle implique une gestion permanente des paradoxes et des contradictions : il faut les mettre en évidence et s’en servir comme moteur » explique-t-il.
Premier de ces paradoxes, celui qui consiste à aider à la prise de conscience tout en n’hésitant pas à forcer la main, à rendre les personnels acteurs des transformations, tout en les y contraignant. Second paradoxe, celui qui cherche à faire évoluer les pratiques en ne privilégiant pas l’avis des professionnels au départ, mais en sollicitant l’association gestionnaire. Troisième paradoxe, le rapport entre le particulier et le général : le changement heurte les intérêts spécifiques et provoque de la résistance, mais s’avère ensuite pertinent pour l’évolution globale de l’association. Quatrième paradoxe : articuler la cohérence de l’ensemble tout en favorisant des modélisations différentes, chaque pôle d’activité étant laissé avec une certaine marge de manœuvre en matière d’initiatives. Loin de chercher à éviter de vivre ces contradictions, il s’agit pour Maurice Loiseau de les accompagner et de faire en sorte qu’elles expriment toute leurs potentialités et leurs richesses, permettant ainsi des évolutions qui pour n’être pas sans grincements de dent ni inquiétudes, ne s’en concrétisent pas moins dans les faits finalement avec la participation active de l’ensemble des acteurs concernés.
L’avis des professionnels
L’idée d’une dynamique nouvelle passant notamment par un décloisonnement de l’association a été, au départ, bien accueillie pensent le délégué syndical CFDT, deux travailleurs sociaux et une assistante maternelle rencontrés. Mais, ce qui a, pour le moins, dérouté, provoquant scepticisme et méfiance, c’est la façon dont la démarche a été menée et plus particulièrement dont les questionnements des salariés ont été pris en compte. La volonté du directeur général de favoriser en premier lieu la décision politique du conseil d’administration avant l’avis technique des salariés n’est pas ici remise en cause. Toutefois, les professionnels auraient pu être mieux associés, expliquent nos interlocuteurs, en partant bien plus des expériences déjà en cours, et en s’appuyant sur leur savoir-faire pour évaluer la faisabilité des projections envisagées. Quant aux groupes de travail : « S’ils ont pu faire avancer la réflexion, ils ont aussi eu un effet pervers : celui de provoquer une méfiance réciproque, chacun pouvant au travers de sa participation, se projeter, voire se placer en compétition pour les places qui allaient être redistribuées ». Mais ce qui semble avoir le plus déstabilisé les personnes rencontrées, c’est l’approche de Maurice Loiseau qualifiée par lui de dialectique, mais que nos interlocuteurs ont vécu comme très insécurisante. La démarche initiée n’a pas toujours été comprise : « Il nous a demandé de nous prononcer sur un projet pédagogique, alors que dans le même temps il affirmait que c’était à nous de le construire. Au final, le projet reste dans le flou et l’incertitude ». Outre, la forme adoptée pour mener le changement, reste cette inquiétude sur le fond. La volonté affichée de redéployer l’activité de l’association sans demande de moyens supplémentaires, si elle peut effectivement satisfaire les tutelles, interrogent néanmoins les professionnels sur les implications des « gains de productivité » ouvertement évoqués. Cette approche a produit des réflexes de méfiance face à des arguments qui, bien qu’abordés ici dans un contexte différent, sont utilisés par ailleurs dans le management libéral. Il en va de même pour les hypothèses de vente des bâtiments utilisés actuellement dans le cadre de la réorganisation des lieux d’activité, perspective provoquant une inquiétude quant à l’avenir du patrimoine. Sans oublier les familles d’accueil inquiètes du nouveau rôle qu’on va leur demander de jouer. Elles sont appelées à une plus grande souplesse dans leurs modalités de travail. Mais on ne peut leur demander de relayer les familles naturelles ou les foyers d’hébergement dans le court terme sans questionner les risques de dérives de ce type d’orientation. Sans compter la question de leur rémunération quand l’enfant ne sera plus momentanément chez elles. Les nécessaires évolutions, nos interlocuteurs non seulement en conviennent mais en sont demandeurs, doivent être jaugées à l’aune des bénéfices que pourront en attendre tant les usagers que le personnel.
Intentions des uns, attentes des autres, méthodologie élaborée d’un côté, modalités souhaitées de l’autre, objectif visé, résultats obtenus… l’écart est toujours difficile à combler. Mais, pourra-t-il l’être jamais ? L’important est surtout que des partenaires qui ne se situent pas à la même place et qui n’ont donc à parler d’une même voix, se positionnent dans une tension à la fois intelligente et constructive pour tenter de faire avancer au mieux le cadre de travail au travers même de leur confrontation.
Deuxième exemple
L’association d’action éducative de Loire-Atlantique
L’AAE a pris son essor en 1961 et s’est développée autour des activités d’un service AEMO et d’un service d’enquêtes sociales, puis d’un secteur hébergement internat éducatif en 1971 ; en 1996, naîtra un service de médiation et réparation pénale, puis un service d’investigation. Le personnel est composé de 95 salariés. Au milieu des années 80, certains professionnels s’interrogent quant à l’inadéquation architecturale, organisationnelle et pédagogique de l’établissement, mais sans être vraiment entendus. Une ambiance conflictuelle règne. Un audit de l’URIOPSS intervient en 1991 qui fait état d’une situation de blocage et qui préconise un travail de remise à plat de l’existant et de redéfinition des axes de travail. C’est avec le temps que la pertinence de cette évolution nécessaire s’impose.
Le nouveau directeur général, Patrick Martin, recruté en 1995 par une association gestionnaire animée à ce moment-là d’une claire volonté de changement l’explique bien : « Avec le conseil d’administration, nous avons eu la certitude qu’il fallait préserver les acquis, l’intuition qu’il fallait évoluer et la conviction qu’il fallait associer les acteurs » explique-t-il. Une étude diagnostique est demandée au CREAI. Les prescripteurs sont interrogés (conseil général, protection judiciaire de la jeunesse, magistrats) visant à prendre en compte les complémentarités départementales et à s’y inscrire. L’ensemble du personnel est également entendu lors d’entretiens et lors d’une restitution orale du diagnostic. Le résultat est sans appel et vient confirmer les nombreux constats accumulés les années précédentes : les modalités offertes en matière d’hébergement apparaissant de plus en plus décalées par rapport aux besoins des populations en difficulté. De plus en plus de jeunes vivent entre leur famille où certains dangers les empêchent de rester et un internat qui ne convient pas toujours au mode d’expression de leurs difficultés. En outre, ils sont aussi de plus en plus nombreux à ne plus avoir de projet. D’où la nécessité impérieuse de diversifier les réponses pour être en capacité d’offrir des solutions au plus près des problèmes rencontrés par les jeunes pris en charge. De la vieille structure qui n’avait pas changé depuis vingt ans regroupant, sur deux étages, trente adolescents, va naître alors un nouveau dispositif complètement réorganisé : construction d’un nouvel internat de 10 places, acquisition d’un pavillon au milieu d’un lotissement, de trois appartements et de trois studios et recrutement de deux familles relais susceptibles d’offrir un lieu d’accueil dans les situations de crise. Ce dispositif peut être utilisé souplement pour suivre par exemple un jeune qui vit dans la rue et qui peut intégrer à certains moments l’un des studios. Cela s’est encore fait tout récemment avec l’accord du juge des enfants. Deux postes ont, en outre, été transformés pour permettre à un atelier de mobilisation professionnelle de fonctionner en liaison avec un centre de formation des apprentis et ce, en direction des jeunes en rupture scolaire. Un projet est toujours en attente, espérant l’accord de l’Éducation nationale : l’ouverture d’une classe-relais qui serait animée par des éducateurs techniques et un répétiteur scolaire. Cette réorganisation en interne s’est doublée d’une large ouverture de l’institution vers l’extérieur. De l’internat tout d’abord en direction de la commune où la structure est située : hébergement du centre aéré l’été, de l’école de musique, stages proposés dans les services techniques de la mairie aux jeunes pris en charge, présence d’élus municipaux dans le conseil d’établissement, ouverture à la population à l’occasion de la journée du patrimoine. Des autres services de l’association ensuite, en direction des partenaires du secteur. Les professionnels ont été encouragés à rejoindre ce qui existe déjà ou à prendre l’initiative de nouvelles collaborations : des groupes de travail ont ainsi été créés avec les parents et les enseignants, la protection maternelle et infantile et d’autres parents, des travailleuses familiales, des acteurs de quartier sur la violence, des acteurs de la politique de la ville. Cette évolution s’intègre dans une politique associative, visant à prendre en compte la manière dont les questions sociales se posent et à en être acteur. Même si elle est exposée ici en quelques lignes, elle s’est réalisée sur une longue période.
Les axes du changement
Patrick Martin, directeur général de l’AAE, avant d’exposer cette trajectoire, met en garde tout de suite son interlocuteur. Ce qu’il évoque de la méthodologie adoptée pour faire évoluer l’association ne relève ni d’un modèle, ni d’un livre de recettes. Ce qui s’est construit l’a été en un temps et des circonstances donnés. Cela n’est pas reproductible à l’identique, ailleurs. En outre, ce qui a fonctionné à un moment ne fonctionnerait peut-être pas à un autre moment, même avec les mêmes acteurs. La deuxième précaution qu’il met en avant relève de l’histoire : chaque époque privilégie des constructions en remettant en cause celles précédemment édifiées. Si l’on se penche sur la façon dont le secteur associatif a répondu aux besoins des personnes en difficulté au cours des cinquante dernières années, on sera inévitablement amené à relativiser la question de nos évolutions actuelles et à les considérer d’une manière bien plus modeste. Ce que l’on va tenter de modifier reste une élaboration toujours ouverte, du fait même que les convictions d’aujourd’hui sont appelées à changer. « On ne cherche pas la vérité, puisque celle-ci est en évolution constante ».
Fort de ces réserves qui lui semblaient essentielles d’évoquer en préalable, Patrick Martin explique le triptyque à partir duquel il a conduit le changement de ces dernières années. Le premier axe s’articule autour de deux quêtes complémentaires qui doivent présider à toute démarche de transformation : une exigence de qualité professionnelle et une recherche d’accroissement de l’estime de soi des acteurs. L’amplification des compétences individuelles permet de rendre un service de plus grande qualité aux usagers et à la fois de renvoyer aux intervenants une image positive d’eux-mêmes, l’un et l’autre se renforçant mutuellement. Le deuxième axe renvoie à la nécessaire disponibilité à l’évolution des problématiques sociales. Si une association d’action socio-éducative veut remplir son rôle, elle doit en permanence essayer de répondre au mieux aux besoins qui évoluent en s’y adaptant, voire en les devançant. Troisième axe du renouvellement des pratiques : l’appropriation des projets par les professionnels. « Une politique échoue autant par erreur sur l’homme que par erreur de stratégie ». On ne fait rien sans les personnes directement concernées !
Prendre le temps
Et puis, il y a le temps : ne pas vouloir aller trop vite, ne pas bousculer les individus, prendre les moyens de faire cheminer les réflexions et d’amener progressivement les mentalités à s’adapter aux nécessaires modifications. Patrick Martin est arrivé à son poste en 1995. Cinq années après, il continue patiemment à avancer avec l’aide active du directeur du foyer, A. Regouby et avec l’ensemble du personnel, à un rythme qui permet à chacun (e) de s’y retrouver, l’important étant que tout le monde bouge en même temps. Bien sûr, des craintes et des résistances se sont manifestées. Quand on veut faire évoluer un mode de fonctionnement, on provoque inévitablement de la méfiance et une opposition potentielle. Remettre en cause ses habitudes de travail n’est pas si facile que cela. Toutes ces réactions ont été acceptées, reconnues, discutées et médiatisées. Leur expression a été garantie selon le principe du respect du contradictoire. Les salariés ont eu non seulement le droit d’exprimer leurs divergences, mais les moyens de le faire au travers des nombreuses réunions qui se sont tenues. Ce qui a permis de les dépasser sans trop de difficulté. Ainsi, lorsqu’il s’est agi d’organiser la répartition des postes, chaque salarié a été invité à faire un courrier, puis a été reçu par la direction pour envisager la faisabilité de ses vœux, une formation d’adaptation leur étant éventuellement proposée à la clé. Patrick Martin insistera enfin sur l’importance, dans cette démarche, d’un encadrement qui ne doit être ni trop distant, ni trop dirigiste. La réussite de l’opération dépend en grande partie de sa capacité à s’approprier la démarche globale.
L’avis des professionnels
Qu’en pensent les acteurs de terrain ? B. Ribreau, éducateur à l’AAE depuis 1981 et représentant d’une instance du personnel — qui a donc été au cœur de l’évolution de l’institution — le reconnaît : aujourd’hui « la politique du conseil d’administration et de la direction générale nous apparaît positive et dynamique ». Mais il rappelle aussi les propositions des personnels pour obtenir des conditions d’hébergement et de prise en charge adaptées aux besoins des jeunes ; et de s’interroger, à la lumière des difficultés du passé, sur les conditions à créer pour que les analyses et propositions des professionnels de terrain soient écoutées et prises en compte dans une dynamique permanente. « L’accroissement de notre estime de soi ne passe-t-elle pas aussi par la reconnaissance de notre capacité d’expertise et notre place dans le débat et les évolutions des structures », remarque-t-il. « L’actuelle stratégie favorisant, d’une façon fort intéressante les modifications de l’institution dans toutes ses dimensions, ne doit néanmoins pas occulter que cette construction collective n’est jamais évidente et doit faire l’objet d’une attention continue. Les différentes instances devant y être associées ».
Au terme de cette présentation, il apparaît possible de résumer la dynamique de changement vécue dans cette institution à partir de trois clés : la mobilisation de tous les niveaux de l’association et ceux de l’établissement en particulier ; l’écoute permanente de l’évolution des problématiques auxquelles sont confrontés les usagers ; l’appui sur la professionnalité des acteurs qui garantit une construction institutionnelle du changement.
Jacques Trémintin
[1] R. Bertaux, Y. Schleret et S. Bernardi dans « Les mutations du travail social » sous la direction de J.N. Chopart, Dunod, 2000. (Commander ce livre)
Pour une personnalisation des prestations dans les établissements
Il faut que l’intervention proposée aux usagers soit claire, adaptée à chaque cas et fasse l’objet d’un contrat. Cela se fera par une véritable procédure d’accueil aboutissant à un projet personnalisé. L’application et le bon déroulement de celui-ci seront controlés par une évaluation continue des besoins des bénéficiaires conformément à la loi du 2 janvier 2002. Analyse et mode d’emploi
Les nouvelles orientations légales font obligation aux établissements de clarifier leur offre de service – de produire, par exemple, des livrets d’accueil, des règlements de fonctionnement –, de contractualiser leur transaction avec leurs bénéficiaires, bref, de personnaliser leurs prestations sur la base d’une « évaluation continue des besoins et des attentes de ces derniers » comme le précise l’article 2 de la loi du 2 janvier 2002. Il s’agit d’un bouleversement des pratiques professionnelles qui enthousiasme les uns, perturbe les autres, promet en tous les cas l’ouverture d’un vaste chantier pour les années à venir. L’introduction d’une logique de prestation de service constitue un tournant historique. Si la loi du 2 janvier 2002 (lire le texte de loi) n’avait pas existé, il aurait fallu, de toutes les façons, l’inventer ! En effet, ce « texte avancé » transcrit et entérine les grandes lignes d’évolution, à la fois culturelles, structurelles et méthodologiques, de ces vingt dernières années en matière d’action sociale et médico-sociale. Initiée en 1996 par Jacques Barrot, alors ministre des Affaires sociales, la réforme de la « loi de 1975 », attendue comme l’Arlésienne, finit par être publié voici un an, presque jour pour jour… après de nombreuses versions préliminaires.
Les principes et les exigences contenus dans le texte n’ont pas surpris ceux qui œuvrent pour davantage de lisibilité et de cohérence dans un secteur d’activité souvent abandonné à un empirisme certain – qui finissait d’ailleurs par aboutir à de trop nombreuses dérives. Elles ne peuvent que satisfaire ceux qui prônent, depuis longtemps déjà, un recentrage sur les droits et besoins des bénéficiaires et leurs attentes, et qui déplorent les effets de l’institutionnalisme sur la fracture morale et sociale entre les dispositifs accueillant des personnes en situation de handicap et les modalités de droit commun de la vie civile. Somme toute, il ne s’agit ni plus ni moins que de réparer une injustice et de faire de ces personnes des « citoyens à part entière ». De manière plus large, nous pouvons dire que les secteurs social et médico-social sont entrés dans leur « deuxième phase historique de professionnalisation » : c’est-à-dire celle d’une véritable organisation de ses processus de service, après une première phase d’institutionnalisation par le biais de la dotation de conventions et de statuts professionnels. Ainsi, peuvent-ils enfin s’extraire du volontarisme idéologique des décennies précédentes et tourner la page temporelle d’un « ancien régime », celui d’une action caritative fondée sur l’autolégitimité, l’autoproclamation et… l’autosatisfaction.
Ainsi, il doit exister une relation parfaitement cohérente entre le dispositif d’accueil du bénéficiaire, la contractualisation des prestations qui lui est proposée et la réalisation des engagements réciproques (lire interview de deux responsables d’un IME). Il ressort que la personnalisation ne peut être traitée comme une procédure isolée mais qu’elle s’insère nécessairement dans un enchaînement logique : celui d’une démarche-qualité qui vise précisément à qualifier une transaction entre partenaires, depuis le début jusqu’à la cessation de la prestation de service ; celui d’un processus méthodologique qui comprend des étapes absolument complémentaires et indissociables. En effet, l’établissement du contrat possède un amont : la communication, l’accueil, une bonne présentation des prestations de service et une réelle compréhension des besoins du bénéficiaire, et un aval qui constitue son accomplissement même : la délivrance personnalisée des prestations de service et leur suivi.
Cette relation de continuité renvoie à ce que l’on pourrait appeler la fidélité du prestataire à l’égard du service déclaré, en cela que le prestataire doit demeurer attaché aux prestations qu’il a proposées et respecter en permanence l’engagement pris d’assurer lesdites prestations. Très concrètement, cela signifie qu’il ne doit pas y avoir de confusion, de dérive ou de polyphonie à propos des prestations : ce qui est déclaré lors de la présentation du service doit être repris dans toutes les étapes et situations ultérieures comme un leitmotiv.
Sur le terrain, il est clair que cette exigence est de taille et qu’elle questionne directement le management et l’organisation de l’établissement : dans de nombreux cas, la faible identité d’entreprise entraîne une conception hétéroclite des pratiques au sein des équipes professionnelles. À partir du moment où aucun personnel ne se fait la même idée de l’utilité sociale ainsi que des prestations à fournir, où il n’existe pas de projet d’établissement connu de tous, où les procédures ne sont pas écrites et standardisées, il est évident que la fidélité au service n’est alors pas réalisable.
Une des exigences posées aux établissements et services est de mettre en place une véritable procédure d’accueil, qui ne soit pas subsumée dans la procédure dite « d’admission ». Cette dernière, associée à une série de conditions à remplir, ne saurait en rien faire l’économie d’une procédure d’accueil qui s’avère indissociable de l’établissement d’un contrat et de la délivrance d’un service. En effet, on ne peut imaginer une contractualisation qui s’établirait sans une parfaite connaissance de l’offre de service de la part des bénéficiaires potentiels – le fameux « consentement éclairé ». Rappelant ce fondamental de la citoyenneté, le texte de loi assure au bénéficiaire « sous réserve des pouvoirs reconnus à l’autorité judiciaire et des nécessités liées à la protection des mineurs en danger, le libre choix entre les prestations adaptées qui lui sont offertes soit dans le cadre d’un service à son domicile, soit dans le cadre d’une admission au sein d’un établissement spécialisé ; » (article 7, § 2)
Par conséquent, il convient pour les établissements de se doter d’une démarche globale d’accueil qui peut suivre, par exemple, la chronologie suivante :
La première étape de la procédure d’accueil consiste en une prise de contact entre le bénéficiaire et l’établissement (ou le service), destinée à présenter les prestations de service offertes par l’établissement, à entendre la demande du bénéficiaire, à lui indiquer la marche à suivre au plan administratif. Un livret d’accueil (ainsi que le règlement de fonctionnement et la charte des droits et libertés de la personne accueillie) est remis en mains propres au bénéficiaire et fait l’objet d’explications.
La seconde étape comprend un entretien visant à faire émerger de façon précise les besoins et attentes du bénéficiaire pour aboutir à leur formalisation. Une proposition de contrat constituera la base d’une première négociation. Un délai de réflexion est laissé au bénéficiaire comme au prestataire : le projet de décret d’application évoque le délai de quinze jours après l’admission pour que le contrat soit élaboré, et le délai d’un mois pour qu’il soit signé.
Au terme de ce délai de réflexion, et si les partenaires en sont d’accord, la troisième étape aboutit à la signature du contrat de prestation.
Afin de rendre lisible les prestations et les conditions de séjour offertes, les établissements devront donc se doter d’outils de communication plus explicites, tels que le « livret d’accueil ». Celui-ci présente les services rendus par l’établissement et fournit tout un ensemble d’informations utiles pour le bénéficiaire – il constitue en quelque sorte un « mode d’emploi » de l’établissement. En aucun cas, il ne peut être confondu avec une simple plaquette. Il doit présenter l’établissement, son responsable, ses conditions d’accès, ses grandes options, ses finalités et les prestations de service qu’il offre, ainsi que les ressources matérielles et humaines de l’établissement ou du service ; il doit proposer des garanties d’ordre éthique ou encore des engagements qualité ; il évoque les conditions de participation des bénéficiaires et de leurs parents à la prise en charge et à la vie de l’établissement, les modalités d’aménagement des prestations ; il communique tout un ensemble de renseignements utiles, dont la liste n’est pas exhaustive, tels que les formalités à accomplir, les spécialistes à joindre pour de plus amples informations, les coordonnées des personnes qualifiées pour un recours ou une médiation, etc.
La contractualisation représente probablement le point le plus « révolutionnaire » de la réforme de la loi du 2 janvier 2002, car parler de contrat, c’est tout simplement admettre qu’il existe des « parties », possédant leurs intérêts et leurs points de vue respectifs et respectables. L’article 8 de la loi du 2 janvier 2002 précise qu’« un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne accueillie ou de son représentant légal. Ce contrat ou document définit notamment les objectifs et la nature de la prise en charge ou de l’accompagnement dans le respect des principes déontologiques et éthiques, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et du projet d’établissement. Il détaille la liste des prestations offertes ainsi que leur coût prévisionnel ».
À l’endroit du bénéficiaire, le contrat confère un contenu et un sens à la notion de citoyenneté en lui reconnaissant le droit civique de nouer des contrats. La société cesse de le considérer comme un « impotent », au sens le plus étymologique du terme (impotens : celui qui n’a pas de pouvoir, qui n’est pas maître de lui). À l’endroit des opérateurs en action sociale et médico-sociale, elle traduit une exigence de « lisibilité et de traçabilité » qui modifie fondamentalement leurs relations avec leurs partenaires. Ce contrat devra par la suite déboucher sur un projet pour passer de l’intention conjointe à la mise en œuvre concertée. Il incombera par conséquent au « projet personnalisé » d’orchestrer la mise en œuvre effective des prestations définies dans le contrat. Cette personnalisation fera l’objet d’un « avenant au contrat initial », qui devra être élaboré au plus tard dans les six mois suivant l’admission. Le projet de décrets d’application de la loi du 2 janvier 2002, nous convainc que le contrat ne doit pas constituer un document de pure forme, comprenant quelques grandes et vagues généralités – comme c’est hélas parfois le cas – mais qu’il doit consigner un engagement clair et le plus complet possible entre les deux partenaires. Il doit également fixer les procédures qui permettront de donner vie à ce partenariat dans ses conditions générales : par exemple, selon quelles modalités et dans quels délais l’établissement s’engage-t-il à élaborer un projet personnalisé ? Selon quel rythme s’engage-t-il à l’évaluer et à le réajuster avec l’intéressé ou sa famille ? Dans quelles conditions, le contrat peut-il être contesté, modifié, voire résilié ?
La capacité d’un établissement à personnaliser les services rendus passe par la production de projets adaptés aux spécificités de chacun. Ce que reprend le texte de la loi du 2 janvier 2002 qui assure à chaque bénéficiaire « une prise en charge et un accompagnement individualisés de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit être systématiquement recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. À défaut, le consentement de son représentant légal doit être recherché ; » (article 7, § 3)
Des projets personnalisés doivent définir les bénéfices attendus ou visés pour une personne singulière concernant chaque prestation de service, ainsi que les modalités pour y parvenir : objectifs opératoires retenus, moyens mobilisés (ressources, dispositifs, techniques), échéances prévues, personnels concernés), modes d’évaluation et de réajustement. Quand il s’agit d’enfants, les familles des bénéficiaires doivent être considérées comme les partenaires incontournables de tels projets : sont-elles réellement associées à l’élaboration du projet de leur enfant ? Sont-elles consultées et leurs aspirations sont-elles consignées par écrit ? Reçoivent-elles le projet personnalisé de leur enfant ? Peuvent-elles le revisiter, le contester ou le renégocier ?
Nous connaissons parfaitement les aspects itératifs de la traditionnelle réunion de synthèse (héritage métissé de l’hôpital psychiatrique et de l’école communale – ces deux mamelles de l’établissement social et médico-social) et son scénario immuable. Si des établissements ont réussi à s’extraire de ce pensum et à produire de véritables projets personnalisés, beaucoup d’autres s’avèrent encore englués dans cette instance qui semble décidément coller à la peau de nombreux établissements. Dans les synthèses, il ressort une mise en scène récurrente (indépendamment de la qualité des informations, réflexions et débats) : après quelques mots d’introduction de l’animateur de séance (auparavant le directeur ; beaucoup plus fréquemment aujourd’hui, le chef de service ; plus rarement, un psychologue ou un éducateur-référent) qui rappelle la date de naissance du bénéficiaire, livre quelques éléments diagnostics du dossier, des informations d’ordre social et familial plus ou moins douteux — attention aux allégations… maintenant que les bénéficiaires et leurs parents ont accès à toutes les pièces du dossier ! — s’enclenche le fameux tour de table… qui va nous amener, la plupart du temps dans les cinq, voire les deux dernières minutes de la réunion, à la fatidique et angoissante question : « Et maintenant, que faisons-nous ? »…
Dans la plupart des cas, les réunions de synthèse ne permettent pas l’émergence d’un véritable projet personnalisé, tout simplement, parce qu’elles ne sont pas faites pour ça, et qu’elles ne l’ont jamais été ! L’origine hospitalière de la synthèse vouait celle-ci à n’être qu’une réunion d’infirmiers livrant leurs observations du patient au médecin, qui se prononçait alors sur ce qu’il fallait en penser et qui orientait le protocole thérapeutique. Par projection de ce modèle culturel, cette réunion s’est transposée dans des établissements qui ne possèdent pas du tout la même vocation de fait. À partir du moment où l’on reconnaît un établissement social ou médico-social comme un prestataire de service, assurant une pluralité de prestations et œuvrant pour la promotion du bénéficiaire (et non pas sa conservation), il est clair que la traditionnelle réunion de synthèse devient totalement caduque.
Si nombre d’établissements se trouvent aujourd’hui dans une impasse méthodologique avec ce dispositif, et qu’ils n’en sont pas satisfaits, c’est parce qu’ils n’ont pas mené cette réinterrogation fondamentale de leur vocation et n’ont pas su accomplir ce dépassement historique. Certains d’entre eux, qui n’ont pas voulu modifier leurs habitudes, ont été tentés de « faire du neuf avec du vieux » et de rebaptiser sans vergogne leur traditionnel rapport de synthèse, d’une ou deux pages, « projet personnalisé ou individuel »… Cela ne trompera qu’eux.
Dans une logique de service, la réunion de projet doit être structurée à partir des prestations de service offertes par l’établissement, sur la base des besoins et attentes de chacun des bénéficiaires, pour déboucher sur des réponses opérationnelles. Cela nécessite assurément une toute autre démarche, tant au plan de l’animation et de la structuration de la réunion, qu’au plan du recueil d’information et de la prise de décision. La démarche-projet sous-entend une cohérence entre un recueil d’informations pertinentes, des prises de décision, une mise en œuvre et des critères d’évaluation déterminés.
En premier lieu, si l’on veut s’extraire de la réunion de synthèse traditionnelle, et éviter de faire essentiellement de la régulation institutionnelle, il est impérieux de modifier toute l’organisation même de la réunion, c’est-à-dire de supprimer le tour de table – qui entraîne une succession de discours par corps de métier – et d’adopter une trame reposant sur les prestations de service, permettant de ne plus aborder essentiellement la « problématique » du bénéficiaire, et le cortège de problèmes divers et variés qu’il pose à l’institution et à ses accompagnateurs ou collègues. Autrement dit, il convient de partir des besoins identifiés de la personne au regard de chaque prestation de service et d’envisager les réponses que peut apporter l’équipe interprofessionnelle. Ces réponses font l’objet d’un argumentaire et d’un débat ; elles sont ensuite proposées au bénéficiaire, à ses parents ou à son représentant légal.
On pourrait présenter de manière synthétique les différentes étapes de la mise en œuvre d’une démarche de projet personnalisé, telle qu’elle est d’ailleurs aujourd’hui appliquée dans un certain nombre d’établissements ainsi :
Première phase : l’appréciation des besoins et attentes du bénéficiaire
Préalablement à la réunion de projet personnalisé, un entretien de consultation est mené par le coordinateur de projet auprès du bénéficiaire dont il suit précisément le projet. Il utilise pour ce faire un « guide d’entretien » afin que l’entretien ne soit pas improvisé. Cet entretien approfondi dure d’une à deux heures (il peut être effectué en plusieurs fois selon les souhaits de l’interviewé).
Le coordinateur de projet consulte également la famille du bénéficiaire, ainsi que ses collègues professionnels (recueillant auprès d’eux une série d’observations et d’appréciations suivant une trame convenue), et éventuellement d’autres partenaires du réseau externe à l’établissement.
Il établit sur cette base plurielle (le bénéficiaire lui-même, sa famille ou son représentant légal, ses collègues et les partenaires externes) un « état des lieux des besoins et d’attentes » du bénéficiaire, et ce, pour chaque prestation assurée par l’établissement ou service dont il dépend.
Deuxième phase : la détermination de propositions-réponses
Le projet personnalisé s’élabore au cours de la réunion du même nom, réunion qui est animée par un chef de service, ou toute autre personne habilitée à le faire.
En début de réunion, l’animateur passe la parole au coordinateur de projet personnalisé, qui présente l’état des lieux des besoins et attentes du bénéficiaire dont il suit le projet personnalisé. Cette présentation globale doit être très synthétique et durer environ cinq minutes.
Puis l’on reprend, prestation par prestation, l’examen des besoins et des attentes du bénéficiaire, afin d’y apporter, en équipe, une ou plusieurs réponses opérationnelles.
L’animateur aide le groupe à structurer et rationaliser les débats, à produire des réponses plausibles ; son rôle s’avère donc capital.
Les débats ne doivent jamais perdre de vue : les besoins et attentes du bénéficiaire ; la nécessité de produire des réponses précises (quel est l’effet recherché ? Qui fera quoi ? Quelle est l’échéance prévue ? Quel sera le mode d’évaluation ? Quel sera le moyen utilisé ?) ; les hypothèses de tous ordres, évoquées à propos de la situation du bénéficiaire ou de ses comportements, doivent demeurer des moyens de passer des besoins aux réponses, non des fins en soi ;
Le coordinateur de projet, quant à lui, prend note des propositions-réponses formulées par l’équipe interprofessionnelle ; si besoin, il injecte dans les débats quelque information susceptible de les favoriser ou de valider/invalider une proposition.
Au cours de cette réunion, il doit demeurer en quelque sorte « l’avocat du bénéficiaire », c’est-à-dire représenter ses intérêts, être le porte-parole de ses besoins et attentes, ainsi que ceux de sa famille.
Troisième phase : la mise en œuvre et le suivi du projet personnalisé
Le coordinateur de projet personnalisé effectue la retransmission du projet établi au bénéficiaire lui-même, ainsi qu’à sa famille. Il fournit les explications nécessaires et prend en compte les éventuelles remarques et modifications.
Il s’assure dans le temps de la mise en œuvre des décisions arrêtées lors de la réunion de projet. Il consulte le bénéficiaire, sa famille, ses collègues professionnels de temps à autre.
Si besoin est, il « tire la sonnette d’alarme », au cas, par exemple, où certaines propositions s’avéreraient néfastes, irréalistes ou décalées. Il saisit alors le cadre dont il dépend et envisage avec lui la situation et l’attitude à tenir.
Le cadre peut prendre la décision de contacter un professionnel concerné par la situation (par exemple, un médecin, si c’est le domaine de la santé qui est en jeu ; un éducateur, si ce sont des prestations de nature éducative qui sont concernées, etc.).
Il peut aussi, dans des cas importants, réunir de nouveau une réunion de projet personnalisé plus restreinte, voire convoquer une « cellule de crise ».
Jean-René Loubat
Les nouvelles orientations légales font obligation aux établissements de clarifier leur offre de service – de produire, par exemple, des livrets d’accueil, des règlements de fonctionnement –, de contractualiser leur transaction avec leurs bénéficiaires, bref, de personnaliser leurs prestations sur la base d’une « évaluation continue des besoins et des attentes de ces derniers » comme le précise l’article 2 de la loi du 2 janvier 2002. Il s’agit d’un bouleversement des pratiques professionnelles qui enthousiasme les uns, perturbe les autres, promet en tous les cas l’ouverture d’un vaste chantier pour les années à venir. L’introduction d’une logique de prestation de service constitue un tournant historique. Si la loi du 2 janvier 2002 (lire le texte de loi) n’avait pas existé, il aurait fallu, de toutes les façons, l’inventer ! En effet, ce « texte avancé » transcrit et entérine les grandes lignes d’évolution, à la fois culturelles, structurelles et méthodologiques, de ces vingt dernières années en matière d’action sociale et médico-sociale. Initiée en 1996 par Jacques Barrot, alors ministre des Affaires sociales, la réforme de la « loi de 1975 », attendue comme l’Arlésienne, finit par être publié voici un an, presque jour pour jour… après de nombreuses versions préliminaires.
Les principes et les exigences contenus dans le texte n’ont pas surpris ceux qui œuvrent pour davantage de lisibilité et de cohérence dans un secteur d’activité souvent abandonné à un empirisme certain – qui finissait d’ailleurs par aboutir à de trop nombreuses dérives. Elles ne peuvent que satisfaire ceux qui prônent, depuis longtemps déjà, un recentrage sur les droits et besoins des bénéficiaires et leurs attentes, et qui déplorent les effets de l’institutionnalisme sur la fracture morale et sociale entre les dispositifs accueillant des personnes en situation de handicap et les modalités de droit commun de la vie civile. Somme toute, il ne s’agit ni plus ni moins que de réparer une injustice et de faire de ces personnes des « citoyens à part entière ». De manière plus large, nous pouvons dire que les secteurs social et médico-social sont entrés dans leur « deuxième phase historique de professionnalisation » : c’est-à-dire celle d’une véritable organisation de ses processus de service, après une première phase d’institutionnalisation par le biais de la dotation de conventions et de statuts professionnels. Ainsi, peuvent-ils enfin s’extraire du volontarisme idéologique des décennies précédentes et tourner la page temporelle d’un « ancien régime », celui d’une action caritative fondée sur l’autolégitimité, l’autoproclamation et… l’autosatisfaction.
Ainsi, il doit exister une relation parfaitement cohérente entre le dispositif d’accueil du bénéficiaire, la contractualisation des prestations qui lui est proposée et la réalisation des engagements réciproques (lire interview de deux responsables d’un IME). Il ressort que la personnalisation ne peut être traitée comme une procédure isolée mais qu’elle s’insère nécessairement dans un enchaînement logique : celui d’une démarche-qualité qui vise précisément à qualifier une transaction entre partenaires, depuis le début jusqu’à la cessation de la prestation de service ; celui d’un processus méthodologique qui comprend des étapes absolument complémentaires et indissociables. En effet, l’établissement du contrat possède un amont : la communication, l’accueil, une bonne présentation des prestations de service et une réelle compréhension des besoins du bénéficiaire, et un aval qui constitue son accomplissement même : la délivrance personnalisée des prestations de service et leur suivi.
Cette relation de continuité renvoie à ce que l’on pourrait appeler la fidélité du prestataire à l’égard du service déclaré, en cela que le prestataire doit demeurer attaché aux prestations qu’il a proposées et respecter en permanence l’engagement pris d’assurer lesdites prestations. Très concrètement, cela signifie qu’il ne doit pas y avoir de confusion, de dérive ou de polyphonie à propos des prestations : ce qui est déclaré lors de la présentation du service doit être repris dans toutes les étapes et situations ultérieures comme un leitmotiv.
Sur le terrain, il est clair que cette exigence est de taille et qu’elle questionne directement le management et l’organisation de l’établissement : dans de nombreux cas, la faible identité d’entreprise entraîne une conception hétéroclite des pratiques au sein des équipes professionnelles. À partir du moment où aucun personnel ne se fait la même idée de l’utilité sociale ainsi que des prestations à fournir, où il n’existe pas de projet d’établissement connu de tous, où les procédures ne sont pas écrites et standardisées, il est évident que la fidélité au service n’est alors pas réalisable.
Une des exigences posées aux établissements et services est de mettre en place une véritable procédure d’accueil, qui ne soit pas subsumée dans la procédure dite « d’admission ». Cette dernière, associée à une série de conditions à remplir, ne saurait en rien faire l’économie d’une procédure d’accueil qui s’avère indissociable de l’établissement d’un contrat et de la délivrance d’un service. En effet, on ne peut imaginer une contractualisation qui s’établirait sans une parfaite connaissance de l’offre de service de la part des bénéficiaires potentiels – le fameux « consentement éclairé ». Rappelant ce fondamental de la citoyenneté, le texte de loi assure au bénéficiaire « sous réserve des pouvoirs reconnus à l’autorité judiciaire et des nécessités liées à la protection des mineurs en danger, le libre choix entre les prestations adaptées qui lui sont offertes soit dans le cadre d’un service à son domicile, soit dans le cadre d’une admission au sein d’un établissement spécialisé ; » (article 7, § 2)
Par conséquent, il convient pour les établissements de se doter d’une démarche globale d’accueil qui peut suivre, par exemple, la chronologie suivante :
La première étape de la procédure d’accueil consiste en une prise de contact entre le bénéficiaire et l’établissement (ou le service), destinée à présenter les prestations de service offertes par l’établissement, à entendre la demande du bénéficiaire, à lui indiquer la marche à suivre au plan administratif. Un livret d’accueil (ainsi que le règlement de fonctionnement et la charte des droits et libertés de la personne accueillie) est remis en mains propres au bénéficiaire et fait l’objet d’explications.
La seconde étape comprend un entretien visant à faire émerger de façon précise les besoins et attentes du bénéficiaire pour aboutir à leur formalisation. Une proposition de contrat constituera la base d’une première négociation. Un délai de réflexion est laissé au bénéficiaire comme au prestataire : le projet de décret d’application évoque le délai de quinze jours après l’admission pour que le contrat soit élaboré, et le délai d’un mois pour qu’il soit signé.
Au terme de ce délai de réflexion, et si les partenaires en sont d’accord, la troisième étape aboutit à la signature du contrat de prestation.
Afin de rendre lisible les prestations et les conditions de séjour offertes, les établissements devront donc se doter d’outils de communication plus explicites, tels que le « livret d’accueil ». Celui-ci présente les services rendus par l’établissement et fournit tout un ensemble d’informations utiles pour le bénéficiaire – il constitue en quelque sorte un « mode d’emploi » de l’établissement. En aucun cas, il ne peut être confondu avec une simple plaquette. Il doit présenter l’établissement, son responsable, ses conditions d’accès, ses grandes options, ses finalités et les prestations de service qu’il offre, ainsi que les ressources matérielles et humaines de l’établissement ou du service ; il doit proposer des garanties d’ordre éthique ou encore des engagements qualité ; il évoque les conditions de participation des bénéficiaires et de leurs parents à la prise en charge et à la vie de l’établissement, les modalités d’aménagement des prestations ; il communique tout un ensemble de renseignements utiles, dont la liste n’est pas exhaustive, tels que les formalités à accomplir, les spécialistes à joindre pour de plus amples informations, les coordonnées des personnes qualifiées pour un recours ou une médiation, etc.
La contractualisation représente probablement le point le plus « révolutionnaire » de la réforme de la loi du 2 janvier 2002, car parler de contrat, c’est tout simplement admettre qu’il existe des « parties », possédant leurs intérêts et leurs points de vue respectifs et respectables. L’article 8 de la loi du 2 janvier 2002 précise qu’« un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne accueillie ou de son représentant légal. Ce contrat ou document définit notamment les objectifs et la nature de la prise en charge ou de l’accompagnement dans le respect des principes déontologiques et éthiques, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et du projet d’établissement. Il détaille la liste des prestations offertes ainsi que leur coût prévisionnel ».
À l’endroit du bénéficiaire, le contrat confère un contenu et un sens à la notion de citoyenneté en lui reconnaissant le droit civique de nouer des contrats. La société cesse de le considérer comme un « impotent », au sens le plus étymologique du terme (impotens : celui qui n’a pas de pouvoir, qui n’est pas maître de lui). À l’endroit des opérateurs en action sociale et médico-sociale, elle traduit une exigence de « lisibilité et de traçabilité » qui modifie fondamentalement leurs relations avec leurs partenaires. Ce contrat devra par la suite déboucher sur un projet pour passer de l’intention conjointe à la mise en œuvre concertée. Il incombera par conséquent au « projet personnalisé » d’orchestrer la mise en œuvre effective des prestations définies dans le contrat. Cette personnalisation fera l’objet d’un « avenant au contrat initial », qui devra être élaboré au plus tard dans les six mois suivant l’admission. Le projet de décrets d’application de la loi du 2 janvier 2002, nous convainc que le contrat ne doit pas constituer un document de pure forme, comprenant quelques grandes et vagues généralités – comme c’est hélas parfois le cas – mais qu’il doit consigner un engagement clair et le plus complet possible entre les deux partenaires. Il doit également fixer les procédures qui permettront de donner vie à ce partenariat dans ses conditions générales : par exemple, selon quelles modalités et dans quels délais l’établissement s’engage-t-il à élaborer un projet personnalisé ? Selon quel rythme s’engage-t-il à l’évaluer et à le réajuster avec l’intéressé ou sa famille ? Dans quelles conditions, le contrat peut-il être contesté, modifié, voire résilié ?
La capacité d’un établissement à personnaliser les services rendus passe par la production de projets adaptés aux spécificités de chacun. Ce que reprend le texte de la loi du 2 janvier 2002 qui assure à chaque bénéficiaire « une prise en charge et un accompagnement individualisés de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit être systématiquement recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. À défaut, le consentement de son représentant légal doit être recherché ; » (article 7, § 3)
Des projets personnalisés doivent définir les bénéfices attendus ou visés pour une personne singulière concernant chaque prestation de service, ainsi que les modalités pour y parvenir : objectifs opératoires retenus, moyens mobilisés (ressources, dispositifs, techniques), échéances prévues, personnels concernés), modes d’évaluation et de réajustement. Quand il s’agit d’enfants, les familles des bénéficiaires doivent être considérées comme les partenaires incontournables de tels projets : sont-elles réellement associées à l’élaboration du projet de leur enfant ? Sont-elles consultées et leurs aspirations sont-elles consignées par écrit ? Reçoivent-elles le projet personnalisé de leur enfant ? Peuvent-elles le revisiter, le contester ou le renégocier ?
Nous connaissons parfaitement les aspects itératifs de la traditionnelle réunion de synthèse (héritage métissé de l’hôpital psychiatrique et de l’école communale – ces deux mamelles de l’établissement social et médico-social) et son scénario immuable. Si des établissements ont réussi à s’extraire de ce pensum et à produire de véritables projets personnalisés, beaucoup d’autres s’avèrent encore englués dans cette instance qui semble décidément coller à la peau de nombreux établissements. Dans les synthèses, il ressort une mise en scène récurrente (indépendamment de la qualité des informations, réflexions et débats) : après quelques mots d’introduction de l’animateur de séance (auparavant le directeur ; beaucoup plus fréquemment aujourd’hui, le chef de service ; plus rarement, un psychologue ou un éducateur-référent) qui rappelle la date de naissance du bénéficiaire, livre quelques éléments diagnostics du dossier, des informations d’ordre social et familial plus ou moins douteux — attention aux allégations… maintenant que les bénéficiaires et leurs parents ont accès à toutes les pièces du dossier ! — s’enclenche le fameux tour de table… qui va nous amener, la plupart du temps dans les cinq, voire les deux dernières minutes de la réunion, à la fatidique et angoissante question : « Et maintenant, que faisons-nous ? »…
Dans la plupart des cas, les réunions de synthèse ne permettent pas l’émergence d’un véritable projet personnalisé, tout simplement, parce qu’elles ne sont pas faites pour ça, et qu’elles ne l’ont jamais été ! L’origine hospitalière de la synthèse vouait celle-ci à n’être qu’une réunion d’infirmiers livrant leurs observations du patient au médecin, qui se prononçait alors sur ce qu’il fallait en penser et qui orientait le protocole thérapeutique. Par projection de ce modèle culturel, cette réunion s’est transposée dans des établissements qui ne possèdent pas du tout la même vocation de fait. À partir du moment où l’on reconnaît un établissement social ou médico-social comme un prestataire de service, assurant une pluralité de prestations et œuvrant pour la promotion du bénéficiaire (et non pas sa conservation), il est clair que la traditionnelle réunion de synthèse devient totalement caduque.
Si nombre d’établissements se trouvent aujourd’hui dans une impasse méthodologique avec ce dispositif, et qu’ils n’en sont pas satisfaits, c’est parce qu’ils n’ont pas mené cette réinterrogation fondamentale de leur vocation et n’ont pas su accomplir ce dépassement historique. Certains d’entre eux, qui n’ont pas voulu modifier leurs habitudes, ont été tentés de « faire du neuf avec du vieux » et de rebaptiser sans vergogne leur traditionnel rapport de synthèse, d’une ou deux pages, « projet personnalisé ou individuel »… Cela ne trompera qu’eux.
Dans une logique de service, la réunion de projet doit être structurée à partir des prestations de service offertes par l’établissement, sur la base des besoins et attentes de chacun des bénéficiaires, pour déboucher sur des réponses opérationnelles. Cela nécessite assurément une toute autre démarche, tant au plan de l’animation et de la structuration de la réunion, qu’au plan du recueil d’information et de la prise de décision. La démarche-projet sous-entend une cohérence entre un recueil d’informations pertinentes, des prises de décision, une mise en œuvre et des critères d’évaluation déterminés.
En premier lieu, si l’on veut s’extraire de la réunion de synthèse traditionnelle, et éviter de faire essentiellement de la régulation institutionnelle, il est impérieux de modifier toute l’organisation même de la réunion, c’est-à-dire de supprimer le tour de table – qui entraîne une succession de discours par corps de métier – et d’adopter une trame reposant sur les prestations de service, permettant de ne plus aborder essentiellement la « problématique » du bénéficiaire, et le cortège de problèmes divers et variés qu’il pose à l’institution et à ses accompagnateurs ou collègues. Autrement dit, il convient de partir des besoins identifiés de la personne au regard de chaque prestation de service et d’envisager les réponses que peut apporter l’équipe interprofessionnelle. Ces réponses font l’objet d’un argumentaire et d’un débat ; elles sont ensuite proposées au bénéficiaire, à ses parents ou à son représentant légal.
On pourrait présenter de manière synthétique les différentes étapes de la mise en œuvre d’une démarche de projet personnalisé, telle qu’elle est d’ailleurs aujourd’hui appliquée dans un certain nombre d’établissements ainsi :
Première phase : l’appréciation des besoins et attentes du bénéficiaire
Préalablement à la réunion de projet personnalisé, un entretien de consultation est mené par le coordinateur de projet auprès du bénéficiaire dont il suit précisément le projet. Il utilise pour ce faire un « guide d’entretien » afin que l’entretien ne soit pas improvisé. Cet entretien approfondi dure d’une à deux heures (il peut être effectué en plusieurs fois selon les souhaits de l’interviewé).
Le coordinateur de projet consulte également la famille du bénéficiaire, ainsi que ses collègues professionnels (recueillant auprès d’eux une série d’observations et d’appréciations suivant une trame convenue), et éventuellement d’autres partenaires du réseau externe à l’établissement.
Il établit sur cette base plurielle (le bénéficiaire lui-même, sa famille ou son représentant légal, ses collègues et les partenaires externes) un « état des lieux des besoins et d’attentes » du bénéficiaire, et ce, pour chaque prestation assurée par l’établissement ou service dont il dépend.
Deuxième phase : la détermination de propositions-réponses
Le projet personnalisé s’élabore au cours de la réunion du même nom, réunion qui est animée par un chef de service, ou toute autre personne habilitée à le faire.
En début de réunion, l’animateur passe la parole au coordinateur de projet personnalisé, qui présente l’état des lieux des besoins et attentes du bénéficiaire dont il suit le projet personnalisé. Cette présentation globale doit être très synthétique et durer environ cinq minutes.
Puis l’on reprend, prestation par prestation, l’examen des besoins et des attentes du bénéficiaire, afin d’y apporter, en équipe, une ou plusieurs réponses opérationnelles.
L’animateur aide le groupe à structurer et rationaliser les débats, à produire des réponses plausibles ; son rôle s’avère donc capital.
Les débats ne doivent jamais perdre de vue : les besoins et attentes du bénéficiaire ; la nécessité de produire des réponses précises (quel est l’effet recherché ? Qui fera quoi ? Quelle est l’échéance prévue ? Quel sera le mode d’évaluation ? Quel sera le moyen utilisé ?) ; les hypothèses de tous ordres, évoquées à propos de la situation du bénéficiaire ou de ses comportements, doivent demeurer des moyens de passer des besoins aux réponses, non des fins en soi ;
Le coordinateur de projet, quant à lui, prend note des propositions-réponses formulées par l’équipe interprofessionnelle ; si besoin, il injecte dans les débats quelque information susceptible de les favoriser ou de valider/invalider une proposition.
Au cours de cette réunion, il doit demeurer en quelque sorte « l’avocat du bénéficiaire », c’est-à-dire représenter ses intérêts, être le porte-parole de ses besoins et attentes, ainsi que ceux de sa famille.
Troisième phase : la mise en œuvre et le suivi du projet personnalisé
Le coordinateur de projet personnalisé effectue la retransmission du projet établi au bénéficiaire lui-même, ainsi qu’à sa famille. Il fournit les explications nécessaires et prend en compte les éventuelles remarques et modifications.
Il s’assure dans le temps de la mise en œuvre des décisions arrêtées lors de la réunion de projet. Il consulte le bénéficiaire, sa famille, ses collègues professionnels de temps à autre.
Si besoin est, il « tire la sonnette d’alarme », au cas, par exemple, où certaines propositions s’avéreraient néfastes, irréalistes ou décalées. Il saisit alors le cadre dont il dépend et envisage avec lui la situation et l’attitude à tenir.
Le cadre peut prendre la décision de contacter un professionnel concerné par la situation (par exemple, un médecin, si c’est le domaine de la santé qui est en jeu ; un éducateur, si ce sont des prestations de nature éducative qui sont concernées, etc.).
Il peut aussi, dans des cas importants, réunir de nouveau une réunion de projet personnalisé plus restreinte, voire convoquer une « cellule de crise ».
Jean-René Loubat
La place des usagers, une question centrale depuis la loi de 2002-2
Qui d’autres serait mieux placé que les usagers eux-mêmes pour parler des usagers ? Une fois n’est pas coutume, une rencontre interrégionale a réuni plusieurs centaines de personnes, à raison d’une proportion de trois personnes prises en charge pour deux travailleurs sociaux. Parfois animés par des personnes hébergées, les débats ont été riches : autonomie et dignité, livret d’accueil, démocratie participative et surtout conseils de vie sociale dans les CHRS étaient au menu
L’affaire est depuis quelque temps dans l’air du temps. En mars 2000 déjà, le Parlement avait adopté une loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’administration : documents mieux transmissibles à l’usager, moins d’anonymat chez les agents de la fonction publique, réduction du délai de réponse de l’administration… Le souci est aujourd’hui au cœur de nombre de rencontres et de projets : le 28 janvier 2005, le mouvement Éducation et Société organisait une rencontre sur la démocratie participative, avec les auteurs d’un ouvrage référence sur la question. De même, l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas) publiait récemment un guide sur les conséquences de la loi du 2 janvier 2002 - 2 pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux [1]. Ses différentes dispositions y sont abordées, de même que ses décrets d’application, parus le 1er décembre 2004 ; on y trouve également des informations sur la mise en œuvre des droits des usagers, l’établissement de nouvelles procédures budgétaires, et les nouvelles contraintes d’évaluation.
Réformant l’ancien texte du 30 juin 1975, la fameuse loi 2002 - 2 rénovant l’action sociale et médico-sociale fixe en effet de nouvelles règles relatives aux droits des personnes. Elle réaffirme la place prépondérante des usagers, entend promouvoir l’autonomie, la protection des personnes et l’exercice de leur citoyenneté. Une charte des droits et libertés de la personne accueillie existait certes antérieurement, évoquant le droit au respect des liens familiaux ou à l’exercice des droits civiques… Mais de nouvelles contraintes pour les établissements sont apparues : livret d’accueil décrivant l’organisation de la structure, contrat de séjour définissant les obligations réciproques, règlement de fonctionnement, conseil de la vie sociale, personne qualifiée à laquelle tout usager pourra faire appel pour faire valoir ses droits. En outre, un projet d’établissement ou de service doit pouvoir présenter les objectifs généraux poursuivis.
Apprendre à parler le « deuxmilledeuxdeusien »
Des rencontres interrégionales des usagers étaient organisées, fin janvier à Lille par la fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars). Environ 70 établissements, représentant treize régions : 540 participants… dont 310 usagers ! Nicole Mæstracci, présidente de la Fnars, rappelait en préambule l’importance de considérer avant tout cette population comme hétérogène.
Mais, si les questions de démocratie participative traversent les débats, il ne s’agit surtout pas pour autant d’esquiver les problèmes structurels de fond, et peut-être même de les rappeler en préambule : « Il y a quelques jours, nous n’avions plus de place », déplorait un responsable de centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) interrogé par La Voix du Nord, « une famille avec un enfant cherchait un endroit où passer la nuit. Lorsque le bus de maraude est passé, ils tendaient le bébé par la fenêtre, voulant nous le confier et les parents se préparant à passer la nuit dehors. Voilà ce que nous voyons parce que nous sommes à saturation ».
La Fnars région Centre semble particulièrement en pointe par rapport à la nécessaire pédagogie accompagnant les textes de loi parus autour de la participation des usagers. Avec l’objectif de présenter clairement l’essentiel de ces « nouveaux » textes officiels concernant la place des usagers dans les établissements, un CD de vulgarisation intitulé La loi 2002 - 2… et nous a été édité par l’association Le Pont [2]. La démarche se veut pédagogique. Par exemple, l’objectif Pilotage des actions est ainsi énoncé : d’une part, planifier les secteurs d’activité sur le plan départemental et régional, d’autre part définir les orientations et critères de fonctionnement de l’action sociale. Mais surtout, la page renvoie au décret (2003 - 1135) et à sa circulaire DGAS (2003 - 572). Des petits dessins agrémentent le texte, et des bulles informatives s’échappent généreusement d’une petite silhouette, repère pour le lecteur dans cette jungle administrative. Les différentes ramifications du texte sont ainsi explorées.
Les conseils de vie sociale
Peut-être représente-t-il la mesure clé du changement… Désormais imposé, le conseil de vie sociale (CVS) doit comprendre au moins deux personnes accueillies ou prises en charge, un représentant du personnel et un représentant de l’établissement. Il se réunit au moins trois fois par an. En date du 27 mars 2004, un décret le rend obligatoire pour tout établissement assurant l’accueil ou l’hébergement de personnes de plus de 11 ans, de même que pour les centres d’aide par le travail. Article 14 : « Le CVS donne son avis et peut faire des propositions sur toute question intéressant le fonctionnement de l’établissement ou du service. Notamment sur le règlement intérieur et la vie quotidienne, les activités, l’animation de la vie institutionnelle, les projets de travaux, l’entretien des locaux, l’entretien collectif, le relogement ». Mais des interlocuteurs de la mairie ou de la DDASS peuvent aussi être invités au conseil.
Cela posé, « y a-t-il des conseils de vie sociale partout ? Quel est le sens du pouvoir dans un CVS ? Quelles difficultés y rencontre-t-on pour s’y exprimer ? Les délégués des personnes hébergées bénéficient-elles d’une formation ? » : les questions pertinentes ou dérangeantes étaient nombreuses à être d’actualité lors de ces rencontres, et plus spécifiquement lors d’une table ronde consacrée au sujet et coanimée par un usager.
Devançant le décret d’application, certains établissements ont fait vivre ces conseils depuis quelque temps déjà. « Il faut que ce soit une culture d’institution », insiste un responsable de CHRS. Organe de propositions con-crètes d’amélioration du quotidien, lieu de libération de la parole et donc de possible revendication, le CVS apparaît parfois comme une instance qui peut déranger les travailleurs sociaux. En principe traits d’union, passerelles entre la direction et les personnes hébergées, les délégués peuvent se trouver dans des situations piégeantes. Voire se retrouver en position de bouc émissaire. Par ailleurs, un des risques rencontrés réside dans le fait qu’un délégué défende avant tout des intérêts personnels, témoignera un éducateur. Ou que ce soit le passage obligé pour toute demande : « Quand on demande un truc, ça ne se fait pas, alors que lorsque j’étais au CVS, ça se faisait ! », se souvient ainsi un ancien délégué.
Mais trop de personnes accueillies ne s’intéressent encore pas assez aux conseils de vie sociale. Ceux-ci mettent alors souvent en évidence l’isolement de certains résidents — il est pourtant primordial de réussir aussi à toucher ceux-ci, implorera l’une d’elles —, voire repèrent leur souffrance. Le rôle d’accueil du délégué en est d’autant plus important. De plus, les hébergements sont parfois éclatés, ajoutant à la difficulté de se rencontrer. Par ailleurs, nombre d’institutions s’évertuent à réduire les prérogatives des CVS (c’est un directeur qui l’affirme), alors même que les travailleurs sociaux sont présents, en principe, pour aider les personnes accompagnées à recouvrer la totalité de leurs droits. Et, même quand ça marche, quels moyens leur donne-t-on ? Certain (e) s délégué (e) s se plaignent de n’avoir aucun subside pour les photocopies… Dans certains établissements, il y a carrément un problème de candidatures de délégués de résidents.
Bienfaits et limites du CVS
Vous arrivez en CHRS : quel que soit votre état de précarité, on doit donc en principe vous présenter un livret d’accueil, vous expliciter un règlement intérieur, vous faire participer à un conseil de vie sociale. Les « résidents », « usagers », « personnes hébergées » ou « accueillies », ces « rescapés sociaux pourraient devenir, si l’on en croit les expressions le plus souvent entendues, une « force sociale ».
Mais quels sont les problèmes qui arrivent jusqu’au CVS ? Et… auraient-ils pu être réglés en amont ? Bref, la « démocratie participative » serait-elle un pieux et dérisoire pléonasme ? Car il ne faudrait pas non plus « tomber dans la démagogie participative », ricane un travailleur social, rendu sceptique. Certes et on ne le dira jamais assez : « Les usagers doivent reprendre leurs droits ». Mais encore ? Pour ce « vieux travailleur social responsable de CHRS », il y a aujourd’hui un vrai problème d’engagement, de militantisme. Autant de réalités que d’établissements ? Certains CHRS sont décrits, dénoncés, plutôt, comme des ghettos, si peu ouverts sur l’extérieur. Un établissement est ainsi décrié, dans lequel les visites sont tout simplement… interdites. Dans la même rubrique, des manquements plus ou moins graves au respect de l’intimité des résidents sont signalés, entraînant des débats passionnés : dans quelles conditions un travailleur social, par exemple, peut-il entrer dans une chambre de résident (e) ? En extrapolant sur la sensible question de la maltraitance, plusieurs responsables rappelleront d’ailleurs l’utilité de saisir la DDASS et la justice dès qu’un CVS ne parvient pas à résoudre un problème de cet ordre.
Les témoignages s’enchaînent les uns aux autres. Parfois, en une confusion qui n’est pas forcément volontaire, sont baptisés conseils de vie sociale des instances de participation qui n’en sont pas : ici, des réunions de résidents, une fois par semaine (« au début, on était 9, maintenant on est 33 ») servent à résoudre, avec les éducateurs, des problèmes de quotidien (machine à laver, télévision…). Alors que le CVS proprement dit, lui, se réunit une fois par mois, faisant peut-être d’une certaine manière double emploi avec la formule précédente. Mais sur un plan plus global, une usagère d’un accueil de jour d’Orléans — les personnes qui y sont hébergées le sont via le 115 — soulignera leur importance en termes d’autonomie et de dignité, principalement pour les personnes les plus en difficulté.
Même s’il ne s’agit pas d’escamoter les conflits — certains estimant que le délégué peut et doit être médiateur, d’autres non —, quelques-uns restent prudents : « Même si on n’est pas des syndicalistes, si on est trop revendiquant on peut se faire virer ». Quoi qu’il en soit, comment peut-il se faire qu’il n’y ait pas, aujourd’hui, de conseils de vie sociale dans un certain nombre de structures alors même que la loi existe depuis plus de deux ans ?
La parole des usagers est-elle sacrée ?
Dans l’ensemble, les réactions, largement sollicitées, sont positives. « C’est bien, on peut donner son avis… », « la misère va peut-être devenir plus facile à combattre », s’enthousiasmaient en fin de rencontres Isabelle ou Christian dans un quatre pages recueillant diverses impressions. « Ces journées pour apprendre, pour comprendre et surtout évoluer. Je suis arrivée aveugle, je m’en retourne éblouie », en rajoute une autre.
Mais tous les avis ne sont pas dithyrambiques : « L’accueil [en établissement] oui… mais la sortie ? », s’est interrogé ainsi un participant. Un autre, sévère : « La table ronde ressemblait plus à une opération promotionnelle des dispositifs associatifs qu’à une présentation valorisante de la parole, du droit et de la participation des usagers ». Un autre encore d’ajouter : « Si Georges Marchais vivait encore, il eût dit : « C’est un simulacre de démocratie ! »… Catherine Étienne est l’auteure d’un mémoire de DEA (novembre 2004) intitulé Les travailleurs sociaux et le conseil de vie sociale en CHRS : vers des approches collectives favorisant l’« empowerment » des usagers. Elle s’intéresse dans son écrit à l’évolution des représentations des travailleurs sociaux (en CHRS) concernant la participation des usagers. Le constat là, est plein d’espoir : si le conseil de vie sociale, estime-t-elle, permet de « renouveler l’approche de la réinsertion encore très centrée sur l’accompagnement individualisé », il peut constituer aussi « un de ces micro-espaces d’élaboration des projets, et une opportunité de revitalisation démocratique au sein d’une institution ». Plus encore, la reconnaissance de la parole et de l’agir collectif dans le processus de réinsertion des personnes désaffiliées serait même une piste possible pour un renouveau du travail social…
Pour faire correctement fonctionner cette nouvelle instance, elle pose trois conditions : considérer les usagers, l’institution et les travailleurs sociaux comme assez créatifs pour une telle interaction, une telle « négociation », une telle « coproduction » ; passer d’« un cadre de références théorique largement empreint de psychologie à une approche plus sociopolitique, en termes d’accès à la citoyenneté » ; enfin, faire l’apprentissage des compétences techniques exigées par le processus d’empowerment, en vue d’accorder davantage de place et de pouvoir aux usagers.
Dans une synthèse des différents ateliers, la même doctorante surligne les points les plus récurrents : les conditions de vie (manque d’activités dans les établissements plusieurs fois dénoncé, grande solitude de l’hébergé le dimanche, manque de disponibilité des travailleurs sociaux…) sont à améliorer, de même que le parcours de l’usager de l’accueil jusqu’à la sortie, et la qualité de l’information qui lui est délivrée… La question de la violence dans les structures a également émergé, de même que celles de la parentalité ou de la discrimination à l’embauche, ou encore la stigmatisation des personnes ayant connu une prise en charge psychiatrique. Clairement et régulièrement énoncés, des obstacles sont à surmonter : difficultés de se comprendre, parfois, entre usagers et, encore une fois, pour accéder en amont à l’information — « celle sur la loi 2002 - 2 n’est visiblement pas passée partout » —, et aussi peur d’une expression collective trop engageante…
Quelques coups de gueule ont plus ou moins vigoureusement été poussés : attention au jargon et aux sigles du travail social, y compris dans les enquêtes de satisfaction ! Halte aux documents abscons : comment imaginer qu’une personne en grande difficulté venant d’un long séjour dans la rue puisse étudier efficacement un livret d’accueil de vingt pages ?
Une question de fond a traversé certains débats : la loi 2002 - 2 ne servirait-elle pas à masquer l’inaccessibilité de fait au droit commun ? Autrement dit, la parole de l’usager sert-elle vraiment à quelque chose ? Ne nage-t-on pas là dans une séduisante hypocrisie, dont l’inavouable finalité serait un statu quo caractérisé par l’absence d’une vraie politique ?
Des coups de cœur ou des appréciations positives ont été distribués : au premier rang de celles-ci et fort agréables à entendre, les travailleurs sociaux sont le plus souvent connotés comme utiles (« on est aidés sans être stigmatisés »), croyant avant tout aux possibilités de l’usager « même quand nous on n’y croit plus », et veillant à la sécurité des résidents. L’une d’entre elles, Amira, s’est joliment écrié à l’adresse de ces mêmes travailleurs sociaux : « Soyez sensibles, humains ! Soyez artisans ! L’écoute, c’est un art… ». Idée que reprendront à leur compte, en fin de rencontres, Rosalie et son éducateur, arrivés en droite ligne de l’hilarant Bataclown, lui affublé d’oreilles de Mickey.
Enfin, et de l’avis général, la loi 2002 - 2 a permis à certains établissements de commencer à produire de nettes améliorations, au moins de remettre en cause certaines pratiques.
Mille initiatives concrètes et quelques propositions
En Haute-Loire et depuis 1998, le CHRS Vers l’Avenir expérimente « la mise en valeur du potentiel des personnes hébergées » par un partage de savoirs et des activités créatrices communes : géré par les résidents, l’atelier ferme le soir à minuit, « bien après le départ des équipes éducatives », sans que n’ait été signalé jusqu’à présent le moindre problème. Ce même dispositif a permis, en septembre 2004, de mettre en place un point d’accueil enfants, permettant au père ou à la mère accueilli (e) de recevoir en journée leur enfant et d’exercer leur droit de visite.
De même, le CHRS Le Nouvel horizon, à Reims, développe depuis quatre ans des outils pour favoriser expression et participation chez les usagers : un journal interne et bien achalandé, Entre-Nous (le dernier numéro avait seize pages) mêle plusieurs fois par an les paroles des usagers avec celles des éducateurs, psychologues ou administrateurs. Le 15 octobre 2004, un hors-série Spécial ramadan avait même été édité. Le groupe Ménage service d’Amiens vient d’éditer un CD musical. Huit femmes ont écrit et composé Femmes de courage, devenant ipso facto « usagères chanteuses » : « Femmes de ménage, femmes de courage/Dis-moi, dis-moi, que fais-tu dans la vie ?/Nettoyage, balayage, repassage/Femmes de ménage simplement j’te le dis ! »…
Un peu plus loin, on peut croiser aussi Marie-Andrée Hercot, « travailleuse intermittente du nettoyage » et auteure de Code barbare, coup de gueule vif et bien troussé, vu de l’intérieur, contre tous les partenaires obligés de la précarité [3].
Bref, plusieurs initiatives venant en contrepoint des divers propos entendus dans les ateliers. Une ambiance qui, dans l’ensemble, est restée interactive, tolérante, dynamique et conviviale, même si ici et là ont pu être signalées tout de même quelques impatiences manifestées lors d’exposés de travailleurs sociaux trop prolixes… Des idées force ont été lancées, avec promesses d’exploration : pourquoi ne pas faire davantage la promotion, en tout cas mieux diffuser l’information sur la loi 2002-2 et penser autrement une vraie formation des délégués ? De nouvelles activités dans les établissements sont impérativement — des deux côtés on le reconnaît — à mettre en place. Dans cette rubrique, il a souvent été préconisé de s’ouvrir davantage sur l’extérieur : ainsi, l’association Advocacy propose de projeter ses films dans les CHRS… Par ailleurs et de l’avis de nombre de participants, l’accueil des pères avec enfant (s) doit être développé. Et, dans un souci statistique évident, pourquoi l’inventaire des CVS existant en France ne serait-il pas dressé ?
Belle rencontre. L’absence des politiques a une fois de plus été déplorée. Des premières journées d’usagers avaient réuni à Tours, en 2002, quelque 250 personnes. Aujourd’hui, plus du double. À quand la troisième édition ?
Joël Plantet
[1] Voir Mettre en œuvre le droit des usagers dans les établissements d’action sociale, de Roland Janvier et Yves Matho, Dunod, 1999 (réédité en 2004) Commander le livre
Guide de l’Unccas (45 €). À commander par fax au 03 20 28 07 51, ou depuis le site de l’Unccas, rubrique Publications.
[2] Fnars - 76, rue du Faubourg Saint-Denis - 75010 Paris. Tél. 01 48 01 82 00.
Fnars Région centre - 8, Quai Saint Jean - 41000 Blois. Tél. 02 54 55 09 50.
Le Pont - 56-60 rue de Lyon - 71000 Macon. Tél. 03 85 21 94 50.
[3] Code barbare, Marie-Andrée Hercot, 2003, éditions Sansonnet (73, rue de Rivoli - 59 000 Lille), collection Colères du présent
L’affaire est depuis quelque temps dans l’air du temps. En mars 2000 déjà, le Parlement avait adopté une loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’administration : documents mieux transmissibles à l’usager, moins d’anonymat chez les agents de la fonction publique, réduction du délai de réponse de l’administration… Le souci est aujourd’hui au cœur de nombre de rencontres et de projets : le 28 janvier 2005, le mouvement Éducation et Société organisait une rencontre sur la démocratie participative, avec les auteurs d’un ouvrage référence sur la question. De même, l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas) publiait récemment un guide sur les conséquences de la loi du 2 janvier 2002 - 2 pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux [1]. Ses différentes dispositions y sont abordées, de même que ses décrets d’application, parus le 1er décembre 2004 ; on y trouve également des informations sur la mise en œuvre des droits des usagers, l’établissement de nouvelles procédures budgétaires, et les nouvelles contraintes d’évaluation.
Réformant l’ancien texte du 30 juin 1975, la fameuse loi 2002 - 2 rénovant l’action sociale et médico-sociale fixe en effet de nouvelles règles relatives aux droits des personnes. Elle réaffirme la place prépondérante des usagers, entend promouvoir l’autonomie, la protection des personnes et l’exercice de leur citoyenneté. Une charte des droits et libertés de la personne accueillie existait certes antérieurement, évoquant le droit au respect des liens familiaux ou à l’exercice des droits civiques… Mais de nouvelles contraintes pour les établissements sont apparues : livret d’accueil décrivant l’organisation de la structure, contrat de séjour définissant les obligations réciproques, règlement de fonctionnement, conseil de la vie sociale, personne qualifiée à laquelle tout usager pourra faire appel pour faire valoir ses droits. En outre, un projet d’établissement ou de service doit pouvoir présenter les objectifs généraux poursuivis.
Apprendre à parler le « deuxmilledeuxdeusien »
Des rencontres interrégionales des usagers étaient organisées, fin janvier à Lille par la fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars). Environ 70 établissements, représentant treize régions : 540 participants… dont 310 usagers ! Nicole Mæstracci, présidente de la Fnars, rappelait en préambule l’importance de considérer avant tout cette population comme hétérogène.
Mais, si les questions de démocratie participative traversent les débats, il ne s’agit surtout pas pour autant d’esquiver les problèmes structurels de fond, et peut-être même de les rappeler en préambule : « Il y a quelques jours, nous n’avions plus de place », déplorait un responsable de centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) interrogé par La Voix du Nord, « une famille avec un enfant cherchait un endroit où passer la nuit. Lorsque le bus de maraude est passé, ils tendaient le bébé par la fenêtre, voulant nous le confier et les parents se préparant à passer la nuit dehors. Voilà ce que nous voyons parce que nous sommes à saturation ».
La Fnars région Centre semble particulièrement en pointe par rapport à la nécessaire pédagogie accompagnant les textes de loi parus autour de la participation des usagers. Avec l’objectif de présenter clairement l’essentiel de ces « nouveaux » textes officiels concernant la place des usagers dans les établissements, un CD de vulgarisation intitulé La loi 2002 - 2… et nous a été édité par l’association Le Pont [2]. La démarche se veut pédagogique. Par exemple, l’objectif Pilotage des actions est ainsi énoncé : d’une part, planifier les secteurs d’activité sur le plan départemental et régional, d’autre part définir les orientations et critères de fonctionnement de l’action sociale. Mais surtout, la page renvoie au décret (2003 - 1135) et à sa circulaire DGAS (2003 - 572). Des petits dessins agrémentent le texte, et des bulles informatives s’échappent généreusement d’une petite silhouette, repère pour le lecteur dans cette jungle administrative. Les différentes ramifications du texte sont ainsi explorées.
Les conseils de vie sociale
Peut-être représente-t-il la mesure clé du changement… Désormais imposé, le conseil de vie sociale (CVS) doit comprendre au moins deux personnes accueillies ou prises en charge, un représentant du personnel et un représentant de l’établissement. Il se réunit au moins trois fois par an. En date du 27 mars 2004, un décret le rend obligatoire pour tout établissement assurant l’accueil ou l’hébergement de personnes de plus de 11 ans, de même que pour les centres d’aide par le travail. Article 14 : « Le CVS donne son avis et peut faire des propositions sur toute question intéressant le fonctionnement de l’établissement ou du service. Notamment sur le règlement intérieur et la vie quotidienne, les activités, l’animation de la vie institutionnelle, les projets de travaux, l’entretien des locaux, l’entretien collectif, le relogement ». Mais des interlocuteurs de la mairie ou de la DDASS peuvent aussi être invités au conseil.
Cela posé, « y a-t-il des conseils de vie sociale partout ? Quel est le sens du pouvoir dans un CVS ? Quelles difficultés y rencontre-t-on pour s’y exprimer ? Les délégués des personnes hébergées bénéficient-elles d’une formation ? » : les questions pertinentes ou dérangeantes étaient nombreuses à être d’actualité lors de ces rencontres, et plus spécifiquement lors d’une table ronde consacrée au sujet et coanimée par un usager.
Devançant le décret d’application, certains établissements ont fait vivre ces conseils depuis quelque temps déjà. « Il faut que ce soit une culture d’institution », insiste un responsable de CHRS. Organe de propositions con-crètes d’amélioration du quotidien, lieu de libération de la parole et donc de possible revendication, le CVS apparaît parfois comme une instance qui peut déranger les travailleurs sociaux. En principe traits d’union, passerelles entre la direction et les personnes hébergées, les délégués peuvent se trouver dans des situations piégeantes. Voire se retrouver en position de bouc émissaire. Par ailleurs, un des risques rencontrés réside dans le fait qu’un délégué défende avant tout des intérêts personnels, témoignera un éducateur. Ou que ce soit le passage obligé pour toute demande : « Quand on demande un truc, ça ne se fait pas, alors que lorsque j’étais au CVS, ça se faisait ! », se souvient ainsi un ancien délégué.
Mais trop de personnes accueillies ne s’intéressent encore pas assez aux conseils de vie sociale. Ceux-ci mettent alors souvent en évidence l’isolement de certains résidents — il est pourtant primordial de réussir aussi à toucher ceux-ci, implorera l’une d’elles —, voire repèrent leur souffrance. Le rôle d’accueil du délégué en est d’autant plus important. De plus, les hébergements sont parfois éclatés, ajoutant à la difficulté de se rencontrer. Par ailleurs, nombre d’institutions s’évertuent à réduire les prérogatives des CVS (c’est un directeur qui l’affirme), alors même que les travailleurs sociaux sont présents, en principe, pour aider les personnes accompagnées à recouvrer la totalité de leurs droits. Et, même quand ça marche, quels moyens leur donne-t-on ? Certain (e) s délégué (e) s se plaignent de n’avoir aucun subside pour les photocopies… Dans certains établissements, il y a carrément un problème de candidatures de délégués de résidents.
Bienfaits et limites du CVS
Vous arrivez en CHRS : quel que soit votre état de précarité, on doit donc en principe vous présenter un livret d’accueil, vous expliciter un règlement intérieur, vous faire participer à un conseil de vie sociale. Les « résidents », « usagers », « personnes hébergées » ou « accueillies », ces « rescapés sociaux pourraient devenir, si l’on en croit les expressions le plus souvent entendues, une « force sociale ».
Mais quels sont les problèmes qui arrivent jusqu’au CVS ? Et… auraient-ils pu être réglés en amont ? Bref, la « démocratie participative » serait-elle un pieux et dérisoire pléonasme ? Car il ne faudrait pas non plus « tomber dans la démagogie participative », ricane un travailleur social, rendu sceptique. Certes et on ne le dira jamais assez : « Les usagers doivent reprendre leurs droits ». Mais encore ? Pour ce « vieux travailleur social responsable de CHRS », il y a aujourd’hui un vrai problème d’engagement, de militantisme. Autant de réalités que d’établissements ? Certains CHRS sont décrits, dénoncés, plutôt, comme des ghettos, si peu ouverts sur l’extérieur. Un établissement est ainsi décrié, dans lequel les visites sont tout simplement… interdites. Dans la même rubrique, des manquements plus ou moins graves au respect de l’intimité des résidents sont signalés, entraînant des débats passionnés : dans quelles conditions un travailleur social, par exemple, peut-il entrer dans une chambre de résident (e) ? En extrapolant sur la sensible question de la maltraitance, plusieurs responsables rappelleront d’ailleurs l’utilité de saisir la DDASS et la justice dès qu’un CVS ne parvient pas à résoudre un problème de cet ordre.
Les témoignages s’enchaînent les uns aux autres. Parfois, en une confusion qui n’est pas forcément volontaire, sont baptisés conseils de vie sociale des instances de participation qui n’en sont pas : ici, des réunions de résidents, une fois par semaine (« au début, on était 9, maintenant on est 33 ») servent à résoudre, avec les éducateurs, des problèmes de quotidien (machine à laver, télévision…). Alors que le CVS proprement dit, lui, se réunit une fois par mois, faisant peut-être d’une certaine manière double emploi avec la formule précédente. Mais sur un plan plus global, une usagère d’un accueil de jour d’Orléans — les personnes qui y sont hébergées le sont via le 115 — soulignera leur importance en termes d’autonomie et de dignité, principalement pour les personnes les plus en difficulté.
Même s’il ne s’agit pas d’escamoter les conflits — certains estimant que le délégué peut et doit être médiateur, d’autres non —, quelques-uns restent prudents : « Même si on n’est pas des syndicalistes, si on est trop revendiquant on peut se faire virer ». Quoi qu’il en soit, comment peut-il se faire qu’il n’y ait pas, aujourd’hui, de conseils de vie sociale dans un certain nombre de structures alors même que la loi existe depuis plus de deux ans ?
La parole des usagers est-elle sacrée ?
Dans l’ensemble, les réactions, largement sollicitées, sont positives. « C’est bien, on peut donner son avis… », « la misère va peut-être devenir plus facile à combattre », s’enthousiasmaient en fin de rencontres Isabelle ou Christian dans un quatre pages recueillant diverses impressions. « Ces journées pour apprendre, pour comprendre et surtout évoluer. Je suis arrivée aveugle, je m’en retourne éblouie », en rajoute une autre.
Mais tous les avis ne sont pas dithyrambiques : « L’accueil [en établissement] oui… mais la sortie ? », s’est interrogé ainsi un participant. Un autre, sévère : « La table ronde ressemblait plus à une opération promotionnelle des dispositifs associatifs qu’à une présentation valorisante de la parole, du droit et de la participation des usagers ». Un autre encore d’ajouter : « Si Georges Marchais vivait encore, il eût dit : « C’est un simulacre de démocratie ! »… Catherine Étienne est l’auteure d’un mémoire de DEA (novembre 2004) intitulé Les travailleurs sociaux et le conseil de vie sociale en CHRS : vers des approches collectives favorisant l’« empowerment » des usagers. Elle s’intéresse dans son écrit à l’évolution des représentations des travailleurs sociaux (en CHRS) concernant la participation des usagers. Le constat là, est plein d’espoir : si le conseil de vie sociale, estime-t-elle, permet de « renouveler l’approche de la réinsertion encore très centrée sur l’accompagnement individualisé », il peut constituer aussi « un de ces micro-espaces d’élaboration des projets, et une opportunité de revitalisation démocratique au sein d’une institution ». Plus encore, la reconnaissance de la parole et de l’agir collectif dans le processus de réinsertion des personnes désaffiliées serait même une piste possible pour un renouveau du travail social…
Pour faire correctement fonctionner cette nouvelle instance, elle pose trois conditions : considérer les usagers, l’institution et les travailleurs sociaux comme assez créatifs pour une telle interaction, une telle « négociation », une telle « coproduction » ; passer d’« un cadre de références théorique largement empreint de psychologie à une approche plus sociopolitique, en termes d’accès à la citoyenneté » ; enfin, faire l’apprentissage des compétences techniques exigées par le processus d’empowerment, en vue d’accorder davantage de place et de pouvoir aux usagers.
Dans une synthèse des différents ateliers, la même doctorante surligne les points les plus récurrents : les conditions de vie (manque d’activités dans les établissements plusieurs fois dénoncé, grande solitude de l’hébergé le dimanche, manque de disponibilité des travailleurs sociaux…) sont à améliorer, de même que le parcours de l’usager de l’accueil jusqu’à la sortie, et la qualité de l’information qui lui est délivrée… La question de la violence dans les structures a également émergé, de même que celles de la parentalité ou de la discrimination à l’embauche, ou encore la stigmatisation des personnes ayant connu une prise en charge psychiatrique. Clairement et régulièrement énoncés, des obstacles sont à surmonter : difficultés de se comprendre, parfois, entre usagers et, encore une fois, pour accéder en amont à l’information — « celle sur la loi 2002 - 2 n’est visiblement pas passée partout » —, et aussi peur d’une expression collective trop engageante…
Quelques coups de gueule ont plus ou moins vigoureusement été poussés : attention au jargon et aux sigles du travail social, y compris dans les enquêtes de satisfaction ! Halte aux documents abscons : comment imaginer qu’une personne en grande difficulté venant d’un long séjour dans la rue puisse étudier efficacement un livret d’accueil de vingt pages ?
Une question de fond a traversé certains débats : la loi 2002 - 2 ne servirait-elle pas à masquer l’inaccessibilité de fait au droit commun ? Autrement dit, la parole de l’usager sert-elle vraiment à quelque chose ? Ne nage-t-on pas là dans une séduisante hypocrisie, dont l’inavouable finalité serait un statu quo caractérisé par l’absence d’une vraie politique ?
Des coups de cœur ou des appréciations positives ont été distribués : au premier rang de celles-ci et fort agréables à entendre, les travailleurs sociaux sont le plus souvent connotés comme utiles (« on est aidés sans être stigmatisés »), croyant avant tout aux possibilités de l’usager « même quand nous on n’y croit plus », et veillant à la sécurité des résidents. L’une d’entre elles, Amira, s’est joliment écrié à l’adresse de ces mêmes travailleurs sociaux : « Soyez sensibles, humains ! Soyez artisans ! L’écoute, c’est un art… ». Idée que reprendront à leur compte, en fin de rencontres, Rosalie et son éducateur, arrivés en droite ligne de l’hilarant Bataclown, lui affublé d’oreilles de Mickey.
Enfin, et de l’avis général, la loi 2002 - 2 a permis à certains établissements de commencer à produire de nettes améliorations, au moins de remettre en cause certaines pratiques.
Mille initiatives concrètes et quelques propositions
En Haute-Loire et depuis 1998, le CHRS Vers l’Avenir expérimente « la mise en valeur du potentiel des personnes hébergées » par un partage de savoirs et des activités créatrices communes : géré par les résidents, l’atelier ferme le soir à minuit, « bien après le départ des équipes éducatives », sans que n’ait été signalé jusqu’à présent le moindre problème. Ce même dispositif a permis, en septembre 2004, de mettre en place un point d’accueil enfants, permettant au père ou à la mère accueilli (e) de recevoir en journée leur enfant et d’exercer leur droit de visite.
De même, le CHRS Le Nouvel horizon, à Reims, développe depuis quatre ans des outils pour favoriser expression et participation chez les usagers : un journal interne et bien achalandé, Entre-Nous (le dernier numéro avait seize pages) mêle plusieurs fois par an les paroles des usagers avec celles des éducateurs, psychologues ou administrateurs. Le 15 octobre 2004, un hors-série Spécial ramadan avait même été édité. Le groupe Ménage service d’Amiens vient d’éditer un CD musical. Huit femmes ont écrit et composé Femmes de courage, devenant ipso facto « usagères chanteuses » : « Femmes de ménage, femmes de courage/Dis-moi, dis-moi, que fais-tu dans la vie ?/Nettoyage, balayage, repassage/Femmes de ménage simplement j’te le dis ! »…
Un peu plus loin, on peut croiser aussi Marie-Andrée Hercot, « travailleuse intermittente du nettoyage » et auteure de Code barbare, coup de gueule vif et bien troussé, vu de l’intérieur, contre tous les partenaires obligés de la précarité [3].
Bref, plusieurs initiatives venant en contrepoint des divers propos entendus dans les ateliers. Une ambiance qui, dans l’ensemble, est restée interactive, tolérante, dynamique et conviviale, même si ici et là ont pu être signalées tout de même quelques impatiences manifestées lors d’exposés de travailleurs sociaux trop prolixes… Des idées force ont été lancées, avec promesses d’exploration : pourquoi ne pas faire davantage la promotion, en tout cas mieux diffuser l’information sur la loi 2002-2 et penser autrement une vraie formation des délégués ? De nouvelles activités dans les établissements sont impérativement — des deux côtés on le reconnaît — à mettre en place. Dans cette rubrique, il a souvent été préconisé de s’ouvrir davantage sur l’extérieur : ainsi, l’association Advocacy propose de projeter ses films dans les CHRS… Par ailleurs et de l’avis de nombre de participants, l’accueil des pères avec enfant (s) doit être développé. Et, dans un souci statistique évident, pourquoi l’inventaire des CVS existant en France ne serait-il pas dressé ?
Belle rencontre. L’absence des politiques a une fois de plus été déplorée. Des premières journées d’usagers avaient réuni à Tours, en 2002, quelque 250 personnes. Aujourd’hui, plus du double. À quand la troisième édition ?
Joël Plantet
[1] Voir Mettre en œuvre le droit des usagers dans les établissements d’action sociale, de Roland Janvier et Yves Matho, Dunod, 1999 (réédité en 2004) Commander le livre
Guide de l’Unccas (45 €). À commander par fax au 03 20 28 07 51, ou depuis le site de l’Unccas, rubrique Publications.
[2] Fnars - 76, rue du Faubourg Saint-Denis - 75010 Paris. Tél. 01 48 01 82 00.
Fnars Région centre - 8, Quai Saint Jean - 41000 Blois. Tél. 02 54 55 09 50.
Le Pont - 56-60 rue de Lyon - 71000 Macon. Tél. 03 85 21 94 50.
[3] Code barbare, Marie-Andrée Hercot, 2003, éditions Sansonnet (73, rue de Rivoli - 59 000 Lille), collection Colères du présent
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